Troublez-moi ce soir – Roy Ward Baker
Don’t bother to knock. 1952Origine : États-Unis
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Que l’on retienne de Troublez-moi ce soir qu’il s’agisse du film offrant à Marilyn Monroe la double opportunité de tenir un rôle principal et de se départir de son image glamour, d’accord. Il serait même légitime que cet argument mette en valeur un film trop méconnu. Mais le réduire à la seule Marilyn serait tout de même un peu fort de café, puisque Troublez-moi ce soir marque les débuts de Anne Bancroft, qui durant sa carrière allait côtoyer des valeurs aussi sûres que Delmer Daves, Anthony Mann, Jacques Tourneur, Sydney Pollack, John Ford, Robert Wise, Sidney Lumet ou encore David Lynch, pour n’en citer que quelques unes… Pourtant, il s’agit clairement d’un film de série B, se privant du luxe de la couleur et n’affichant qu’une heure quinze au compteur. Le réalisateur n’est d’ailleurs nul autre que ce bon vieux britannique Roy Ward Baker, qui pour l’occasion n’était pas si vieux que cela puisqu’il s’agissait là d’un de ses premiers films, quinze ans avant de rentrer au pays pour donner à Quatermass sa seconde séquelle (Les Monstres de l’espace) puis de s’illustrer dans le fantastique pour le comte de la Hammer (Les Cicatrices de Dracula) et pour la Amicus (Asylum). Son plus bel effort reste cela dit Dr. Jekyll et Sister Hyde…
Revenons donc à Troublez-moi ce soir, ce petit thriller que des noms prestigieux n’ont pas réussis à faire passer à la postérité. A son commencement, l’histoire, située intégralement dans un hôtel de luxe, se divise en deux parties sensiblement égales, au sujet de deux personnages qui seront forcément amenés à se croiser. Il s’agit de Jed Towers (Richard Widmark), un pilote de ligne cynique, arrogant, méprisant. Sa petite amie Lyn (Anne Bancroft) ne supporte plus son coeur de pierre, et souhaite mettre fin à leur relation. Jed s’accrochera, jusqu’à ce que sa fierté le pousse a regagner ses pénates. De là, par la fenêtre du bâtiment en forme de U, il aura vue sur sa voisine d’en face, la troublante Nell Forbes (Marilyn Monroe). Nell est la veuve d’un aviateur et vient tout juste de sortir d’un institut psychiatrique où elle fut enfermée après une dépression. Son oncle, garçon d’ascenseur, lui offre l’opportunité de se reconstruire en devenant baby sitter pour les clients de l’hôtel. Nell se retrouve donc à surveiller Bunny (Donna Corcoran), gamine d’une petite dizaine d’années. Mais, contactée par son voisin Jed qui va jusqu’à s’inviter dans la chambre, ses vieilles psychoses vont revenir…
Le thriller se construit ici de façon progressive, accordant une bonne place à la crédibilité et aux portraits psychologiques des deux personnages principaux. Nell est au départ un complet mystère : quelque chose cloche en elle. Sa voix fluette, sa timidité maladive, tout cela laisse à penser que la jeune femme est d’une grande fragilité. Quant à Jed, il est l’inverse de Nell. La rencontre entre les deux antagonistes pourrait même devenir une chasse dans laquelle un prédateur tombe sur une proie facile, substitut sans défense à une ex petite amie ne se laissant pas manipuler. Il est clair que Jed n’envisage rien d’autre qu’une partie de jambes en l’air après un jeu de séduction gagné d’avance. Et pourtant, il sera contrarié dans ses projets par l’étrange personnalité de Nell. Mythomane ayant revêtu les habits de sa riche employeuse, la jeune femme affirme être une riche mondaine de passage. Questionnée sur la présence d’une valise portant des initiales autres que les siennes, elle répond qu’elle est venue avec sa sœur. Questionnée sur la présence de chaussures pour homme, elle répond qu’il s’agit des chaussures de son beau-frère. Questionnée sur la présence d’un enfant dans la chambre adjacente, elle perd peu à peu les pédales. Réveillée, l’enfant met à mal ses mensonges et persuade Jed que Nell n’est pas très saine d’esprit. Après avoir envisagé de partir, le fier pilote décide de rester, autant pour protéger l’enfant que pour éviter à Nell de faire une crise de nerf. Car la jeune femme, paranoïaque, évoque son passé, son enfance brimée par des parents intransigeants et la mort de son mari aviateur. Elle semble persuadée que Jed est l’incarnation de son époux, et elle ne le laissera pas partir aussi facilement. De là, Jed sera amené à devenir un homme responsable, rompant ainsi avec son grand égoïsme pour porter assistance à Nell et à l’enfant dont elle s’occupe d’ailleurs très mal. Pour Nell, la présence de l’enfant, un enfant capable de nuire à sa nouvelle relation, n’est qu’une autre version des interdictions de sa propre enfance. De fait, elle considère Bunny comme un ennemi. Est-ce volontairement qu’elle la laisse se pencher dangereusement à la fenêtre ? Cela n’est pas clairement affirmé, mais l’hypothèse n’est pas à exclure. D’où la présence nécessaire de Jed. La psychose de Nell va en s’intensifiant, son délire de la paranoia la pousse aux extrêmes (assommer son oncle venu lui rendre visite). A l’instar de Jed, le spectateur est de plus en plus mis mal à l’aise par le comportement de Nell. Le personnage de Richard Widmark est complément bloqué : si il part, il expose l’enfant au danger, et si il reste, il ne sait pas à quel point va l’emmener la folie de Nell. Il est donc placé dans une situation l’obligeant à revoir sa morale : il doit écouter, prendre soin d’autrui, et se comporter en mari, alors qu’il vient juste de se séparer de sa petite amie entre autre parce qu’il refusait le mariage.
Quant à Nell, autant que l’angoisse, sa folie inspire la pitié. Cherchant honnêtement à se préserver de ses vieux démons, elle cherche tout d’abord à éviter la visite de Jed. Mais elle finit par y céder, et avec lui reviennent les traumatismes. C’est pour cela qu’elle se donne des allures de grande dame : en agissant ainsi, elle cherche à se libérer du permanent contrôle de ses relations par ses parents (que son oncle semble à son tour pratiquer). Le fait que Jed soit pilote d’avion, comme son mari, sera la goutte d’eau qui fera déborder le vase : elle verra en lui l’occasion de reprendre sa vie, faisant fi de toute réalité. Marilyn Monroe sort ici du carcan de la “stupide blonde” et inspire à la fois la pitié et la crainte. Elle donne effectivement l’impression de ne pas être responsable de ses actes et à ce titre, il est difficile d’en vouloir à son personnage, extrêmement isolé au point de vue mental. Jed est le seul à pouvoir la sauver. Son oncle, puis un couple de voisins, puis les parents de l’enfant viendront ainsi la faire plonger de plus en plus bas. Plus ses actes amènent le danger (ce dont elle n’a pas conscience, accentuant donc le péril), plus ils lui valent la suspicion ou l’inimitié des autres personnages, plus on la prend en pitié. Elle offre le spectacle d’une femme craquant nerveusement, et il est difficile de s’empêcher de penser à la fin de vie de Marilyn Monroe elle-même. Son interprétation, ici fort peu glamour, démontre ses qualités d’actrice capable de jouer sur un autre niveau que son physique. Elle suscite une empathie purement émotionnelle, ce qui est justement le sujet même du film, offrant à Jed l’occasion de s’humaniser aux côtés d’une névrosée en quête de considération humaine depuis la mort de son mari et par opposition aux interdits dogmatiques dont elle fut victime dans l’enfance.
Troublez-moi ce soir est un fort bon petit film reposant sur un suspense ne naissant pas tant des actions que des psychologies. Sauver l’enfant et sauver la vie de Nell (de plus en plus proche du suicide ou du meurtre d’autrui) est pour le personnage de Richard Widmark synonyme du sauvetage moral d’une femme en pleine détresse. Ce mélange fonctionne très bien et donne une louable profondeur au film et à la carrière de Marilyn Monroe.