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Ténèbres – Dario Argento

tenebres

Tenebrae. 1982

Origine : Italie 
Genre : Giallo 
Réalisation : Dario Argento 
Avec : Anthony Franciosa, Giuliano Gemma, Daria Nicolodi, John Saxon…

Écrivain à succès spécialisé dans le thriller, Peter Neal (Anthony Franciosa) vient à Rome pour assurer la promotion de son dernier livre, “Ténèbres”. A peine est-il arrivé à son hôtel que l’Inspecteur Germani (Giuliano Gemma) l’informe qu’un meurtre vient d’être commis en ville et que la victime, voleuse et aguicheuse notoire, a été étouffée avec des pages de “Ténèbres”. Pas n’importe quelles pages : celles où le tueur explique débarrasser la société de ses éléments pervers. Germani demande donc à Neal de rester dans les parages, puisque les meurtres ont de fortes chances de continuer, si l’on en croit les lettres anonymes reçus par l’écrivain.

Prenant à contrepied tous ceux qui l’attendaient sur le dernier film de la “trilogie des mères” (c’est à dire tout le monde), Dario Argento revient au “simple” giallo. Un genre en plein déclin, à l’instar de toute l’industrie du cinéma “bis” italien. Provocateur dans l’âme, le réalisateur ne se contente pas d’abandonner sa trilogie horrifique pour revenir aux racines de sa carrière dans une intrigue assez semblable à celle de L’Oiseau au plumage de cristal (où là aussi il est question d’un artiste “avalé” par une série de meurtre stimulant son imagination) : il conçoit également Ténèbres d’une façon totalement opposée à celle de Suspiria et Inferno, passant des bâtisses baroques et colorées à des immeubles de style vaguement bauhaus où le blanc et ses dégradés règnent en maître. La Rome de Ténèbres n’a strictement rien à voir avec celle aperçue dans Inferno : ici, tout est moderne, urbanisé et fonctionnel, sans une once d’art ancien. Ce qui ne veut pas dire que le réalisateur se soit plié au réalisme : en se cantonnant dans des décors à ce point marqués par la blancheur, il attribue à la capitale italienne une unité de ton inédite, assez intemporelle, fortement influencée par le récit. Au lieu de la noirceur généralement de mise dans les gialli, Ténèbres, comme son titre ne l’indique pas, se déroule pour une grande partie en pleine lumière. L’action est en fait une copie carbone du livre de Peter Neal, le tueur reflétant son alter ego de fiction dans sa quête pour la purification de la société. Argento trouva son inspiration dans une série de coups de fil que lui passa un fan, qui finalement lui révéla son intention de tuer. Il est donc difficile de ne pas voir une certaine portée autobiographique, l’écrivain Peter Neal apparaissant comme l’équivalent du réalisateur. Comme lui, on lui reproche souvent de faire preuve de sexisme lorsqu’il fait des femmes des victimes ou des salopes en puissance. Plus intéressant, le réalisateur pose une question essentielle au sujet de son art à travers une interview donnée à un journaliste par Peter Neal : lorsqu’un auteur invente une histoire dans laquelle un tueur prétend assassiner pour débarrasser la société de ses “anormaux”, de quel côté se place-t-il ? Est-ce un moyen détourné d’exprimer ses propres opinions ou est-ce, comme le dit un Peter Neal gêné, une façon de dénoncer le conservatisme échevelé, le tueur étant un cinglé un peu trop influencé par une morale arbitraire ? A travers la gène de son auteur, Argento démontre que répondre à cela est difficile car l’interprétation est trop manichéenne : d’un côté les normaux et de l’autre les anormaux. Pour lui, la morale n’est pas organisée, elle est propre à chaque individu en fonction de ses expériences personnelles. C’est pourquoi notre société se montre aussi violente : la morale imposée n’est pas forcément celle de chacun, et c’est là que les crimes arrivent. A travers l’art, l’auteur Peter Neal démontre ses propres prédispositions au morbide, Argento avouant à travers son identification au personnage qu’il est lui aussi attiré par la violence (chose déjà criante dans ses précédents gialli). De là à en conclure qu’il partage la même conception morale que Peter Neal, c’est une autre histoire. En tout cas, il partage la même démarche, ce qui est déjà un aveu suffisamment fort pour faire grincer quelques dents.

Cette analyse du meurtre s’inscrit bien dans la mouvance psychologique du giallo, reposant souvent sur des interprétations freudiennes d’évènements passés, souvent d’ordre sexuel. C’est encore le cas ici : quelques scènes oniriques nous montrent une jeune femme délurée se venger d’un homme (dont le visage n’est pas cadré, bien entendu) l’ayant rejeté, peut-être parce que justement, lui n’approuvait pas la morale de la jeune femme. Et Argento d’en profiter pour remplir le cahier des charges du giallo à la rubrique “érotisme” comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Mais contrairement à bon nombre de ses pairs, il ne se contente pas de déshabiller ses actrices. Il a recours au vieux tandem “Eros et Thanatos”, toutes ses séquences érotiques étant aussi crus et esthétiques que le sont les morts des jeunes femmes. On retiendra avant tout la violence psychologique sur la voleuse jouée par Ania Pieroni et sur la jeune fille traversant tout un quartier poursuivie par un doberman pour finalement croiser la route du tueur. Mais surtout, ce sont les meurtres des deux lesbiennes qui en imposent, en pleine blancheur, avec une intégration toute particulière des vêtements dans la mise en scène et avec ce traveling d’une fenêtre à l’autre sur la façade de l’immeuble (réalisé à l’aide de la célèbre louma, une grue au bout de la laquelle se trouve la caméra). Toutes ces scènes sont indiscutablement les plus belles d’un film par ailleurs conçu comme un giallo argentesque classique, c’est à dire reposant sur quelques points de détails intrigants et sur un témoignage oculaire incomplet rappelant furieusement celui de L’Oiseau au plumage de cristal (le stagiaire de l’agent joué par John Saxon, témoin d’un meurtre, ne parvient plus à se rappeler le “détail” qui résoudrait toute l’affaire). Les personnages y sont aussi nombreux que les suspects, et ce jusqu’à ce que le film s’achève de façon gore alors que plus grand monde n’est encore en vie.

Ténèbres n’est en fin de compte qu’un giallo certes très réussi, mais auquel il manque tout de même quelque chose : ce degré de folie qui avait fait de Quatre mouches de velours gris ou des Frissons de l’angoisse les plus belles réussites dans le genre du réalisateur. A l’image de son style esthétique, très blanc et très carré, le film semble un peu trop calculé pour se montrer spontané, brimant un réalisateur qui n’est jamais aussi bon que lorsqu’il se laisse dominé par ses excès. Dernier grand film du réalisateur pour certains, premier d’une longue déchéance pour d’autre, il reste en tout cas un film charnière dans la carrière d’un des plus grands réalisateurs italiens.

Une réflexion sur “Ténèbres – Dario Argento

  • Georgio Romulci

    Magnifique critique ! Pour moi (comme pour la quasi-totalité des fans) incontestablement le dernier grand film du réalisateur et le début d’une dégringolade plus ou moins à nuancer… mais aussi son meilleur film, quintessence de son art.

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