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Sorgoï Prakov – Rafaël Cherkaski

Sorgoï Prakov. 2013

Origine : France
Genre : Guide du routard, le film
Réalisation : Rafaël Cherkaski
Avec : Rafaël Cherkaski, Simon-Pierre Boireau, Charles Dhumerelle, Elodie Bouleau…

C’est avec un grand enthousiasme que Sorgoï Prakov, reporter sdorvien (un petit pays entre la Russie et la Biélorussie) débarque à Paris pour débuter un périple en forme de cœur à travers l’Europe. Avec ses caméras embarquées, dont une fixée à sa tête, il a pour mission de faire un reportage sur le “rêve européen”. Il ne lui faudra que quelques jours dans la capitale française pour se rendre compte de la réalité : la ville lumière est en réalité bien sombre. A côté des monuments pour touristes, la plupart de ses habitants ne font pas grand cas ni du rêve européen, ni même de leur prochain… Le candide Sorgoï va donc être confronté aux arnaques, aux agressions, aux rejets, et glisser sur une mauvaise pente qui le conduira à être l’élément clef de son reportage devenu l’illustration d’un cauchemar européen.

Dans la tripotée de films autoproduits qu’a entraîné la démocratisation des moyens de tournage (matériels mais aussi financiers à travers le “crowdfunding”), peu ont connu le succès. Tourner, c’est bien, mais encore faut-il qu’un film amateur ou semi-amateur puisse se faire remarquer au milieu du cortège de rivaux… Il lui faut des relais, mais encore faut-il qu’il vaille la peine d’être relayé. Car sans exclure l’hypothèse que quelques pépites sont noyées dans la masse des longs-métrages balancés sur Youtube et autres sites de streaming, il faut bien admettre que généralement ce genre de choses ne vole pas bien haut. Se laisser porter par les algorithmes youtubesques à travers ces productions permet facilement de s’en apercevoir. Lorsque l’un d’entre eux fini par se faire connaître, non sans efforts et non sans un long délai, il y a donc de quoi se laisser intriguer. Datant de 2013, Sorgoï Prakov est de ceux-là. Conçu par le lyonnais Rafaël Cherkaski, formé aux beaux-arts de Paris, il a été récompensé au fil des ans par des festivals “de niche” (Festival du Film Grolandais de Toulouse, Festival Cinémabrut, le Maudit Festival…). Soutenu par une communauté active prête à payer de sa poche sur Ulule, il a fini par bénéficier en 2022 d’une sortie en Blu-Ray agrémentée de quelques bonus. Bien que relayé par des officines spécialisées, il n’en a pas pour autant décroché les satisfecit suffisants pour lui permettre des sorties cinéma en grande pompe (c’eut été d’ailleurs fort incongru) ou l’accès à des festivals plus huppés, fussent-ils consacrés au cinéma “de genre”. En revanche, il continue à être soutenu et promu par sa petite communauté et par Rafaël Cherkaski, qui s’il n’a plus réalisé de long-métrage depuis est à la manœuvre d’un groupe électro-rap décalé baptisé Sdorvia Desko, censément issu de cette dictature qu’est la Sdorvie, le pays d’où est issu le personnage de Sorgoï Prakov. Dans le fond, il ne s’agit que de reprendre le concept du Groland en le débarrassant de la retenue dont la bande de Jules-Edouard Moustic avait toujours dû faire preuve, Canal + oblige, malgré l’évidente volonté de s’approcher le plus possible du mauvais goût. Dans cette optique, et vu le soutien dont il continue à bénéficier, Sorgoï Prakov -le film- fait figure de coup d’envoi plus ou moins calculé d’un projet à plus long terme. La question est donc de savoir si le mini-culte qu’il a développé à sa suite a été planifié dès le début ou s’il est la conséquence d’un film suffisamment atypique pour être authentiquement mobilisateur.

Il n’y a pas de doute à avoir : Sorgoï Prakov est bien un film singulier. Écartons déjà le plus gros doute qu’il pouvait inspirer : sa mise en scène, dictée par les prises de vue des caméras utilisées par Sorgoï lui-même. S’il y a bien cette instabilité propres aux caméras embarquées, Cherkaski -ou ses preneurs de vue- évite l’agitation tous azimuts qui bien souvent est censée retranscrire la frénésie de l’action. Sauf qu’ici, le film n’est que rarement frénétique, et si Sorgoï pète les plombs il ne se départit jamais de sa nature de documentariste, allant jusqu’à réaliser consciencieusement son montage en fin de journée. Le cadrage reste cohérent alors que la raison du personnage se fait la malle. Plus encore, la mise en scène parvient à dépasser la seule ambition de l’hyper-réalisme (propre au cinéma amateur façon “found footage”) et se révèle bien plus pensée qu’elle ne semble l’être au premier abord. Ainsi, Sorgoï Prakov est bien moins dégueulasse qu’il semble l’être, du moins au niveau du sang versé. C’est que les extrémités de son narrateur ne sont pas filmées telles quelles, mais tombent dans une sorte d’entre-deux qui permet à la fois de ne pas verser dans le gore le plus éhonté sans pour autant faire passer des vessies pour des lanternes. L’un des meilleurs exemples est encore le meurtre de deux campeurs, barbare bien comme il faut mais pourtant dissimulé par le fait que les coups de Sorgoï sont portés via la toile de tente et non directement sur les corps. Pourtant, le réalisme de la caméra alors statique (le meurtrier l’a posée à quelque distance) illustre bien l’horreur du crime. Il en va de même pour cette jeune femme pistée par Sorgoï, qui finira par la violer et la tuer après un perturbant voyage commun en ascenseur. La suggestion et le hors champ sont notoirement connus pour être utiles dans le but de faire peur, mais ils le sont également lorsqu’il s’agit de susciter l’imagination pour le glauque. Dans le premier cas, le spectateur doit s’imaginer des visions paranormales, et dans le second il est amené à prendre conscience de l’horreur des crimes commis, qui culminent ici dans les dernières scènes où il est donc question de viol, de vieux, de bébés… Sorgoï Prakov est un film qui finit effectivement par se vautrer dans le dégueulasse, mais sa crudité naît finalement plus de sa mise en scène que de ses effets sanguinolents, bien souvent limités à la seule vision de Sorgoï couvert de sang et affichant une démence enjouée face caméra.

Une fois admis le fait que Rafaël Cherkaski sait s’y prendre pour faire naître le malaise (autant comme réalisateur que comme acteur, d’ailleurs, puisqu’il joue lui-même Sorgoï), encore faut-il que son film daigne viser autre chose pour pouvoir sortir de ce créneau limité. Son scénario importe tout autant, d’autant qu’avec son histoire de documentaire sur le “rêve européen”, il laisse entendre d’emblée qu’il va se frotter à la réalité d’une société dont le personnage principal se fait une idée idéalisée. Le film aborde ainsi cette thématique sous l’angle chimérique qui est celui de Sorgoï, venu à Paris avec des étoiles dans les yeux et qui apprend petit à petit à distinguer ce qui se cache derrière les images d’Épinal. A savoir que le rêve européen n’existe pas pour les parisiens, et que l’expression elle-même passe pour saugrenue. Il n’est aucunement question de l’Europe sous l’angle politique : l’Union Européenne n’est abordée ni par les contacts de Sorgoï ni par Sorgoï lui-même. Il est en revanche question de la société parisienne et de ses travers qui n’apparaissent pas forcément de prime abord mais qui, en grattant un peu, finissent par rattraper le documentariste. Sa descente aux enfers prend d’abord la forme d’une tentative de vol de son matériel, alors qu’il se trouvait face au centre Pompidou, l’un des lieux dont l’entrée lui a été refusé notamment du fait de ses caméras. Une mésaventure qui résume bien la réalité : pour pouvoir faire son trou à Paris, il faut montrer patte blanche : ne pas faire de vague, avoir de l’argent, si possible des contacts et se protéger par un certain cynisme. Étant initialement tout l’inverse, Sorgoï est donc une proie toute désignée pour la faune parisienne : les délinquants voient en lui une cible facile, les institutions un hurluberlu potentiellement dangereux et les commerçants une vache à lait vite tarie (car après le vol de ses papiers et de son argent, les producteurs sdorviens de Sorgoï ne lui répondent plus). Pourtant, il n’est pas totalement délaissé et il fait plusieurs rencontres intéressantes, que ce soit à son arrivée -une bande de jeunes fêtards qui le convient à leur chouille- ou même ultérieurement, lorsque, mis à la rue, un SDF le prend sous son aile. Mais ces aides bien intentionnées le poussent en fait sur la mauvaise pente, l’incitant à sombrer dans la débauche alcoolique la plus éhontée. Avec cette descente aux enfers, Cherkaski se livre à une sorte de After Hours parisien, à ceci près qu’il mise plus sur le réalisme que sur l’absurde. Et c’est là le point faible de son film : s’il se pare indéniablement d’une portée comique bienvenue (dont la nature change alors que Sorgoï le benêt devient Sorgoï le fou furieux), il ne convainc pas lorsqu’il s’agit de rendre crédible la chute de son personnage. Ses malheurs le sont totalement (il n’est pas confronté à des familles de barbares façon “survival”), mais ils laissent sceptique sur la rapidité de sa métamorphose en sauvage. Car c’est bien ce qu’il devient : il n’agit pas par vengeance -il croise ses victimes au hasard- mais bien parce que la déception, l’alcool et la déchéance l’ont en quelques jours fait perdre la raison. Cela va bien trop vite, et la portée du film en pâtit. Un peu comme si à mi-course il décidait subitement de passer de la satire sociale à l’horreur crasse, sans aborder le point crucial que serait la transition entre ces deux extrêmes. Cela laisse un goût d’inachevé, donnant l’impression qu’une bonne partie du problème vient de Sorgoï lui-même. Ce qui peut éventuellement être envisageable, bien que rien ne l’ai laissé croire, mais le vitriol versé sur le microcosme parisien n’a plus alors beaucoup de sens. En revanche, il convient de signaler que Sorgoï garde toujours son sourire niais et continue à afficher une certaine facétie puérile jusque dans son délire homicide (ainsi, s’il garde le leitmotiv du coeur -symbole du périple idyllique qu’il envisageait- il en corrompt indéniablement la nature). Outre que cela le distingue des tueurs en vadrouille habituels, cela ne le rend que plus inquiétant.

Bien qu’il laisse un goût d’inachevé en peinant à concilier l’humour, la satire sociale et le sordide, en somme qu’il est meilleur pour la vision sociale que pour la vision humaine, Sorgoï Prakov montre malgré tout de belles choses. Sans aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’un “film culte” (expression que l’on donne à n’importe quel film s’adonnant aux excès en tous genres), son concept et son exécution méritent effectivement qu’on le distingue de la masse des films autoproduits, et même des films gores à la française dont les excès sont calqués sur les grands classiques de l’horreur. Cherkaski fait dans l’original et détourne plutôt des concepts inattendus comme ceux de Borat ou de l’émission J’irai dormir chez vous avec la vision d’un réalisateur plein d’idées, allant de la plus “bis” à la plus auteurisante. Avec comme contrepartie la difficulté à lier le tout, malgré un enthousiasme évident. Notons enfin que le cadre parisien filmé façon reportage n’est pas tout à fait innocent dans la capacité du film à susciter l’émoi : lorsque l’on est familier des lieux visités par Sorgoï -voire des déboires qu’il rencontre-, l’immersion ne s’en trouve que renforcée et les horreurs qui s’y déroulent n’en ont que plus de poids. Le soutien dont Sorgoï Prakov a bénéficié tient aussi certainement au fait de la proximité qu’il entretient avec son public. Proximité que Cherkaski continue toujours à entretenir via notamment ses concerts “sdorviens”.

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