Requiem pour un massacre – Elem Klimov
Иди и смотри. 1985Origine : U.R.S.S.
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République soviétique de Biélorussie, 1943. Florya est un adolescent enrôlé par les partisans (autrement dit la Résistance soviétique) dans la guerre contre les nazis. Mais au moment de partir au combat, le chef de sa division le laisse en retrait, au camp, situé dans les bois. Le jeune homme rencontrera Glasha, jeune fille elle aussi laissée en retrait. Mais très tôt, l’aviation allemande bombarde la forêt. Les deux jeunes y survivent. Le lendemain, Florya voudra aller prendre des nouvelles de sa famille, au village. Il n’y verra que des cadavres, toute la population du village ayant été massacrée par les nazis. Le jeune homme commencera alors à perdre l’esprit, et écumera les routes des Biélorussie, son chemin le faisant croiser un groupe de villageois réfugies sous la protection de quelques autres partisans…
Juste avant la perestroïka (Gorbatchev, investi en Mars 1985, n’annoncera ses réformes qu’en juin, un mois avant la sortie du film), l’Union Soviétique est encore en stagnation, aussi bien politique que militaire, puisque le pays est embourbé en Afghanistan depuis 1979. Ici comme ailleurs, la guerre inspire les réalisateurs, dont Elem Klimov, qui deviendra un temps le premier secrétaire du syndicat des cinéastes soviétiques, permettant la sortie de nombreux films jusqu’ici bloqués, avant de se retirer totalement du milieu du cinéma (disant qu’il n’y avait plus de sujet à réaliser) après une adaptation non finalisée de la vie de Staline. Depuis 1979 et la mort de sa femme dans un accident de voiture, son oeuvre avait été marquée par la noirceur, Requiem pour un massacre étant le point d’orgue de cette période sombre, sinon de toute sa carrière.
Le thème du film est des plus basique : il s’agit de dépeindre l’horreur de la guerre. Et dans ce domaine, l’Union Soviétique en connait un rayon, puisqu’un tiers des victimes de la seconde guerre mondiale (23 600 000 sur 72 155 800), civiles ou militaires, étaient de nationalité soviétique. Avec la guerre en Afghanistan, le traumatisme de la guerre revenait. L’occasion de se pencher sur toutes les atrocités qui furent comises pendant la seconde guerre mondiale, vues par les yeux d’un jeune partisan, représentant à la fois les souvenirs de guerre d’Elem Klimov (né à Stalingrad, pas le meilleur endroit pour vivre pendant la guerre) et surtout de son scénariste Ales Adamovitch, biélorusse et ancien partisan à l’âge de 16 ans.
Le cinéma soviétique n’est certainement pas le cinéma américain. Pour une fois, l’accroche du film sur les éditions DVD d’occident a raison : ce genre de film de guerre n’aurait jamais pu être faite par Hollywood. Ici, il n’y a pas de débarquement massif, pas d’hélicoptères attaquant un village sur fond de Chevauchée des Walkyries, il n’y a pas de roulette russe avec l’ennemi, pas de soldats à récuperer, pas de tireurs embusqués… Il n’y a qu’un réalisme sale, sans autre forme d’intrigue que l’errance d’un personnage témoin et victime d’atrocités. Le personnage n’a aucun grand but, bien qu’il doive de temps en temps accomplir certaines missions assez mineures (trouver les réserves de nourriture etc…). Il est même impossible d’y trouver une quelconque idéologie, puisque dès la première attaque dont Florya est victime, dans les bois, son combat cesse d’être la défense du socialisme et de l’U.R.S.S. pour être celui de la survie dans un monde transformé en chaos, un monde totalement désorganisé par les nazis. Le côté militaire cesse d’exister, et du reste la ligne de front en 1943 est bien plus à l’est que la Biélorussie. Il ne subsiste donc que des actes de barbaries perpétrés par l’occupant nazi sur des populations rurales n’ayant aucun moyen de protection. Car le film est un film en milieu rural, dans la Biélorussie profonde voire arriérée : brumeuse, grise, boueuse, froide, avec des routes en terre, des champs à perte de vue et des isbas misérables. Cela ancre davantage le film dans un réalisme quasi documentaire reflétant comme il se doit les souvenirs du scénariste. Pratiquement tout le film fut ainsi tourné en steadicam, plaçant le point de vue du spectateur au niveau des acteurs (énormément de gros plans sur les visages), d’observer les mêmes choses que lui et ainsi de le plonger avec lui dans la sauvagerie totale, et de comprendre sa folie, excellemment retranscrite par l’acteur Aleksei Kravchenko. Son personnage aura en effet été rendu fou par la vision de son village massacré, les habitants empilés les uns sur les autres, et temporairement rendu sourd par les explosions ayant éclaté à sa proximité ainsi que par les déluges de balles et d’obus (ressemblant à des feux d’artifices sans couleurs… et de vraies balles ont été utilisées pour le tournage) qui ont eu raison de ses camarades partisans. Notons au passage l’énorme travail sur le son, mélange de bruitages naturels, d’impact de balles, de tirs, de sifflements, atténués par la surdité du personnage. Il n’y a que très peu de dialogues, et le spectateur est ainsi amené à considérer ces sons comme naturels et sans signification, le plaçant une nouvelle fois en osmose avec Florya.
Maintenant, il serait difficile de ne pas mentionner le point culminant du film, sa très éprouvante partie finale, dans laquelle un Oradour-sur-Glane à la biélorusse est reconstitué. Des villageois sont ainsi rassemblés dans une grange à laquelle les nazis mettent le feu, ne permettant qu’aux adultes (dont le héros) de s’échapper, les obligeants à laisser leurs enfants dans le hangar. Cette stupéfiante partie finale est un climax à mille lieux d’Hollywood. Chaque mouvement de caméra (et donc chaque vision du personnage principal) découvre de nouvelles atrocités commises par des nazis enivrés, festifs et diffusant du Mozart : les pillages, la grange qui flambe avec ses villageois à l’intérieur, des femmes violées (on retiendra surtout ce plan marquant d’une jeune fille statique, du sang lui coulant entre les cuisses), une vieille femme humiliée… Bien qu’il s’agisse du climax, le film ne s’arrête pas là, nous présentant le héros, une fois les nazis partis, tirer sur un portrait d’Hitler, chaque salve étant entrecoupée d’un montage d’images d’archives diffusées à l’envers, des camps de concentration à la photo d’Hitler bébé, le tout symbolisant les origines du carnage, bien en amont des évènements, ainsi que l’immense haine développée par le héros, devenu totalement fou depuis déjà longtemps mais pourtant incapable de tirer la dernière salve, celle sur Hitler bébé, le condamnant à continuer la barbarie avec de nouveaux partisans davantage motivés par la vengeance que part la défense du socialisme (comme le prouvera la scène de la capture des responsables du massacre final)… Le film s’achevant sur un carton rappelant que 626 villages biélorusses furent ainsi mis à sac par les nazis.
Il est honteux que Requiem pour un massacre soit inconnu du grand public, comme du reste la quasi intégralité du cinéma soviétique (Eisenstein et Tarkovski exceptés). Il s’agit pourtant d’un chef d’oeuvre, qui sur un thème universel offre la vision du pays ayant été le plus touché par la seconde guerre mondiale. Mais ce n’est pas un film hollywoodien, c’est un film en provenance de “L’Empire du Mal”, réalisé avec des standards non-commerciaux, et il faut croire que cela suffit à le faire méconnaître. Il est vrai qu’une fois l’U.R.S.S. éclaté, une fois l’abandon de la culture par le gouvernement, le cinéma des ex-républiques soviétique a au moins gagné la salutaire liberté de réaliser des choses comme Night Watch.