Point Break, extrême limite – Kathryn Bigelow
Point Break. 1991.Origine : États-Unis
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Chaque année, Los Angeles est la proie de multiples cambriolages. A tel point qu’une brigade spéciale est détachée pour traiter ces affaires. Celle-ci peut d’ailleurs se vanter d’avoir un joli taux d’élucidations même si une bande de braqueurs affublés de masques d’anciens présidents les narguent depuis plusieurs étés. Johnny Utah (Keanu Reeves), jeune agent du FBI tout juste intégré à cette unité, est associé à Angelo Pappas (Gary Busey), un vieux de la vieille qui a une théorie toute personnelle à propos de cette bande. En fonction des quelques indices récoltés au fil des braquages, il a acquis la certitude que ce quatuor est composé de surfeurs. Finalement entendu par son supérieur, Angelo obtient de pouvoir envoyer Johnny infiltrer ce milieu. Ce dernier, par l’entremise de Tyler (Lori Petty), fait la connaissance de Bodhi (Patrick Swayze), une sorte de gourou qui ne jure que par la mer. Fasciné par cet homme et son univers, Johnny tend à mettre l’enquête en péril.
Keanu Reeves et Patrick Swayze qui se partagent l’affiche, voilà qui avait tout du film pour midinettes. Pensez donc ! Johnny Castle (Dirty Dancing) qui rencontre le Chevalier Raphael Danceny (Les Liaisons dangereuses version Stephen Frears), il y avait de quoi faire se pâmer les demoiselles. C’est bien mal connaître Kathryn Bigelow qui autour des deux acteurs, déjà partenaires dans Youngblood (1986), préfère orchestrer un jeu du chat et de la souris sur fond de sports extrêmes. Beaucoup ont vu dans cette débauche de testostérone un sous-texte homosexuel prompt à transformer ce petit film d’action en véritable curiosité. A cela, je ne vois qu’une explication possible : la réception très premier degré d’une scène a priori anodine qui voit Johnny Utah, se refusant à tirer sur Bodhi, vider son chargeur en l’air en un geste de parfaite frustration. En réalité, la relation Bodhi – Utah s’inscrit dans la droite lignée des précédents films de la réalisatrice, à savoir des sentiments mêlés d’attraction – répulsion qui unissent les deux personnages principaux.
Sous ses dehors de gourou des plages, ce que son sobriquet souligne de manière ironique, Bodhi se présente en antithèse de Johnny Utah. Là où son homologue doit se confronter à une certaine rectitude induite par son métier de policier, Bodhi mène une existence d’épicurien, vivant au gré de la vague. Charismatique, il a fédéré autour de lui une communauté qui partage ce même goût pour la nature, dont la pratique intensive du surf confine à la communion. La vague agit sur lui comme un révélateur de l’homme qu’il est réellement, et le pousse à l’humilité. Au milieu des flots déchaînés, il n’y a plus de place pour les faux-semblants, on se retrouve seul face à mère nature qui nous impose un défi de tous les instants. Bodhi est justement un homme de défi, doublé d’un marginal qui ne saurait se soumettre à la loi des hommes. Les cambriolages qu’il organise affublé de masques d’anciens présidents américains font figure de pied de nez à l’encontre de la politique de son pays dans laquelle il ne se retrouve pas. Pour autant, sa liberté demeure tributaire du dieu argent, sans lequel il ne pourrait s’adonner à sa passion à travers le monde. En un sens, il achète sa liberté, ce qui achève de dresser le portrait d’un homme plus ambigu qu’il n’y paraît. Son caractère frondeur le pousse à aller toujours au-delà des limites, entraînant ses amis dans son sillage, souvent pour le meilleur mais parfois pour le pire. Car s’il se montre sincère en amitié, il apparaît également comme un être profondément individualiste qui fait les choses avant tout pour son propre plaisir, révélant par moment un côté espiègle et immature qui prend toute sa dimension à travers sa relation avec Johnny.
Johnny Utah, justement, est un jeune flic fougueux mais sans grande expérience que son supérieur associe au vieux de la vieille et un chouïa désabusé Angelo Pappas. Loin d’être anodin, le choix de Gary Busey pour incarner ce dernier prend valeur de clin d’œil en assurant la filiation entre Point Break et le Big Wednesday de John Milius (sorti sous le titre de Graffiti Party en France) dans lequel l’acteur interprétait Leroy Smith, un jeune homme qui ne vivait que pour le surf mais que les aléas de la vie et de l’époque (l’action du film s’étale de 1962 à 1975) ont contraint à mûrir et à changer ses priorités. Ici, notre bande de surfeurs n’est qu’insouciance, vivant en autarcie parfaite et ne s’occupant guère que d’eux-mêmes. Un mode de vie qui ne peut qu’attirer Johnny Utah, ancienne gloire du football américain universitaire qu’une grave blessure a définitivement éloigné des terrains. Air connu qui en dit néanmoins long sur la personnalité du jeune homme. Au contact de Bodhi, il retrouve cet esprit de compétition qui lui a tant manqué, et qui tourne parfois au combat de coqs sous l’arbitrage de Tyler, personnage féminin quelque peu effacé, une première pour la réalisatrice. Au-delà de cet esprit de compétition recouvré, c’est le discours et le mode de vie de Bodhi qui séduisent Johnny. A ses côtés, il en oublie presque son métier, ce qui lui occasionne quelques déboires et inimitiés avec ses collègues. Il souffre en fait des maux inhérents aux policiers en immersion, à savoir une certaine déconnexion avec la réalité et une trop grande proximité avec le suspect qui nuisent à son discernement. Symptomatique de l’esprit embrouillé de Johnny, la scène du saut en chute libre nous montre le jeune policier se laisser envahir par l’ivresse de l’altitude, oubliant soudain que Bodhi est l’homme qu’il recherche. Il se laisse alors aller à une joie toute juvénile qui vire une fois de plus au défi idiot entre les deux hommes. Sans chercher à surprendre le spectateur quant à l’identité du gang de braqueurs, Kathryn Bigelow le place au même niveau que le personnage de Johnny. De fait, la fascination progressive qu’il éprouve à l’égard de Bodhi et de son univers rejoint celle du spectateur pour ce personnage de « méchant » atypique. A tel point qu’on se prend à souhaiter que Bodhi puisse accomplir son rêve au détriment de toute justice.
Pour son premier film 100% mâles, Kathryn Bigelow fait montre d’une mise en scène particulièrement dynamique dont le point d’orgue est atteint lors de la poursuite pédestre entre les deux hommes à travers un lotissement. Avec sa caméra toujours en mouvement mais parfaitement maîtrisée, la réalisatrice nous immerge brillamment dans des scènes d’action nerveuses qui privilégient l’efficacité au tape-à-l’œil. Néanmoins, elle n’oublie pas de ménager des plages de détente pour poser son intrigue et ses personnages, refusant l’action à tout prix. Cela ne rend ces scènes d’action que plus sèches et brutales en comparaison des scènes plus contemplatives ayant trait au surf et surtout à la chute libre, véritable moment d’apesanteur dans tous les sens du terme.
Point Break marque une étape importante dans la carrière de Kathryn Bigelow. A la tête de son plus gros budget et avec des stars à son générique, la réalisatrice montre qu’elle n’a rien perdu de son style à la fois percutant et contemplatif, reléguant Blue Steel au rang de mauvais souvenir. Avec ce film, elle en remontre même aux spécialistes du genre, leur prouvant qu’elle a parfaitement sa place parmi eux. Plus de 20 ans après sa sortie, Point Break n’a pas pris une ride et se regarde toujours avec grand plaisir.