Panic sur Florida Beach – Joe Dante
Matinee. 1993.Origine : États-Unis
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Gremlins 2 marque la fin d’une époque pour Joe Dante : sa vision agitée du cinéma alliée à l’échec commercial du film lui vaut d’être définitivement lâché par des gros studios qui jusqu’au bout espérèrent voir en lui un nouveau golden boy formé par Steven Spielberg, à l’instar du bien plus sage Robert Zemeckis. Spielberg lui-même, sans renier la sympathie qui le lie à son ancien protégé, ne semble plus guère enthousiaste à l’idée de lui confier l’un de ses projets. Gremlins 2 l’aura refroidi.
Ce qui semblait être le début d’une période de vaches maigres pour l’ancien monteur de bande-annonces des écuries Corman va pourtant lui faire accoucher d’un de ses meilleurs films, sinon de son meilleur : Panic sur Florida Beach. Un film minimaliste, qui devait à l’origine être financé de façon totalement indépendante par de petits studios européens, Universal se contentant de distribuer le film en salles. Mais ne voyant jamais arriver l’argent promis par les indépendants, Joe Dante et son équipe prirent d’assaut les pontes de la Universal, qui finirent enfin par céder après avoir déjà avancé un million de dollars pour un film devant en coûter 14. “La passion a pris le pas sur la raison“, déclara Tom Pollock (patron de la Universal) selon Joe Dante. Il est vrai que de se voir accorder 14 millions de dollars par une major afin de réaliser un film au potentiel aussi réduit avait de quoi surprendre agréablement le réalisateur. Mais cette somme s’avéra nécessaire à la reconstitution de la Floride de 1962.
L’intrigue se déroule donc pendant la crise des missiles de Cuba (du 22 au 28 octobre 1962), et nous raconte l’histoire de Gene Loomis (Simon Fenton), un gamin entrant dans l’adolescence qui, alors que le monde n’a d’yeux que pour les événements internationaux, concentre toute son attention sur la venue dans sa ville de Lawrence Woolsey (John Goodman), producteur venant faire la promo de son dernier film de science-fiction : “Mant”.
Le personnage central du film est donc Gene Loomis (un nom de famille bien connu des amateurs de fantastique -hasard ?-), un adolescent dont la vie est marquée par les constants déménagements dus à la profession de son père, qui est militaire de carrière. Privé de stabilité, le garçon n’a pas réellement d’amis. Alors il s’est trouvé un refuge : le cinéma, et le cinéma de science-fiction avant tout. Il s’est créé sa propre communauté à lui, son propre monde fait d’acteurs, de réalisateurs, de producteurs et de monstres de cinéma. Tout cet univers contribue à lui conférer une certaine originalité, voire une certaine marginalité. Gene vient juste d’emménager avec sa famille dans une petite bourgade de Floride, et il a d’abord du mal à trouver ses repères en dehors du cinéma. Pourtant, après avoir été chambré par ses nouveaux camarades de classe, il va parvenir à nouer contact avec eux. Comment ? Tout simplement en se mêlant à une de leur conversation au sujet du cinéma ! Dès lors, le cinéma va l’amener à s’intégrer peu à peu à son environnement… Il fera partager sa culture à ses nouveaux amis, lesquels lui rendent la pareille en lui transmettant un peu de ce qui faisait leur monde à eux : l’amusement, la musique rock’n’roll, les filles… Comme une convergence d’intérêts, c’est au cinéma que Gene aura sa première petite amie, une marginale également, puisqu’elle s’intéresse comme lui à quelque chose qui, généralement, indiffère les adolescents de son âge : la politique.
Alors que le monde est au bord du conflit nucléaire et que son père, en tant que militaire, est en première ligne de front (à bord d’ un navire de guerre US surveillant Cuba), que fait Gene ? Il se réfugie dans le cinéma. Il ne s’intéresse qu’à la venue de Lawrence Woolsey, venu présenter son film, “Mant”, projeté en Atomo-Vision, un procédé révolutionnaire en ce qui concerne l’interactivité du film avec le public, à base de sièges qui vibrent et de tout un tas de gadgets similaires, alors très en vogue. Bref, de quoi intriguer tout amateur de cinéma !
Le cinéma est pour Gene non seulement son principal hobby, mais c’est aussi bien plus que cela : c’est tout son univers. Pour lui, le cinéma est à la base de tout. Non seulement ses nouveaux amis, mais aussi sa famille sont en contact avec son amour naissant du cinéma. Même son père, dont la possible mort est implicitement présente quoique jamais mentionnée, est mis en contact avec son amour du cinéma, à travers un rêve se finissant de manière très “fictionnelle”.
Bien sûr, le rêve de Gene est d’intégrer le milieu du cinéma. Quel amateur de cinéma n’en a jamais rêvé ? Et d’ailleurs quel amateur de cinéma de genre à petit budget ne se reconnaitrait pas au moins partiellement dans le personnage de Gene ? Jusqu’à la description des élèves du collège qui colle avec ce que tout le monde a forcément connu (la présence dans la classe d’un caïd, celle d’une jolie fille désirée…) ! Gene représente non seulement l’enfant qu’a été Joe Dante, mais il représente aussi tout jeune amateur de fantastique. D’ailleurs la rencontre de Gene avec Lawrence Woolsey donne un message d’encouragement à tous ces jeunes spectateurs. L’enfance et l’adolescence sont les périodes dans lesquelles la culture cinématographique et la passion se forgent. Et ceci, avec de la persévérance, peut aboutir à concrétiser un rêve : intégrer le milieu du cinéma. Joe Dante en est l’exemple type, lui qui comme Gene Loomis fut amené par la profession de son père (golfeur professionnel) à déménager souvent et donc à considérer les relations sociales avec un net désintérêt. Le cinéma fut le seul objet de sa préoccupation, et le jeune Joe fut ainsi un adepte des fameuses doubles séances (les “matinees”). C’est sur ce sujet que porte le film, mais la biographie de Dante indique que cette préoccupation de jeunesse est devenue sa vie : commençant par se mettre à la lecture de magazines spécialisés, devenant par la suite lui-même critique de cinéma (s’étant distingué avec une liste sur les pires films de SF, un peu semblable à la démarche de Jean-Pierre Putters, fondateur de Mad Movies, pour les Craignos Monsters), écumant les universités et les petites salles pour y diffuser des extraits de films des années 50 mis bout à bout et baptisés The Movie Orgy, parvenant enfin à intégrer une compagnie professionnelle grâce à ce grand bienfaiteur de Roger Corman, qui le plaça tout d’abord à la confection de bandes annonces avant finalement de lui permettre de réaliser son premier film en 1976 (Hollywood Boulevard, co-réalisé avec Allan Arkush). Une vie bien remplie, et en quelque sorte une illustration du rêve américain. Cette ascension n’est pas sans évoquer le Mr. Smith au Sénat de Frank Capra, à ceci près qu’en lieu et place de la politique, c’est dans l’industrie du cinéma que Joe Dante s’est élevé, prouvant ainsi que dans ce milieu, à cette époque précise, parvenir à concevoir soi-même des films était chose possible.
Ce message est clairement présent dans le film à travers “l’anecdote du mammouth”. Lawrence Woolsey raconte à Gene l’histoire de l’homme préhistorique à l’origine de l’invention du cinéma d’épouvante. L’homme a vu un mammouth, a réussi à lui échapper, est rentré dans sa grotte et a dessiné le mammouth. Mais seulement, pour donner plus de force à son récit, il a exagéré ses traits, les a rendu plus menaçants, plus effrayants… Le cinéma d’épouvante était né. Dès lors, jusqu’à l’époque moderne, le procédé n’a pas changé. Les salles de cinéma sont des grottes et les réalisateurs de films sont des dessinateurs de mammouths… Et Lawrence Woolsey quitte Gene en lui conseillant de ne “jamais oublier le mammouth“.
Le film n’appelle certainement pas à une séquelle sur le futur de Gene, et Dante se garde bien de dévoiler si oui ou non l’adolescent est devenu un dessinateur habile. Le réalisateur préfère verser dans l’encouragement, ne donnant ni signe d’optimisme ni de pessimisme. Car l’idée transparaissant à travers ce film autobiographique et nostalgique est celle que le plus gros plaisir n’est pas d’être au sommet mais d’y accéder. Là où après ses ennuis avec les gros studios et l’échec de Gremlins 2 Dante (épaulé par Charlie Haas, également scénariste de la seconde aventure de Gizmo) aurait pu se montrer aigri, il préfère se remémorer ses plus beaux souvenirs d’enfance, les moments qui ont vu naître sa passion pour le cinéma et qui ont déterminé le reste de sa vie. C’est bien là tout le mérite d’un réalisateur resté à la fois incroyablement idéaliste, capable de livrer des films aussi touchants que Matinee, de continuer à rendre inlassablement hommage à ses maîtres (dont ses castings sont remplis) et de se montrer extrêmement corrosif envers une multitude de sujets allant du cinéma des majors à la politique de son pays. Etant un film portant sur lui-même et sur les amateurs de cinéma en général, desquels Dante ne se distingue jamais, Matinee prend des allures encourageantes, appelant à se forger une base culturelle envers et contre tout. L’aspect conflictuel de cette lutte visant à concrétiser ses passions sera à rechercher dans les autres films du réalisateur, dont l’œuvre forme un tout cohérent. Tous les cinéastes “référentiels” (n’est-ce pas Monsieur Tarantino ?) ne peuvent en dire autant.
A ce propos, les références de Dante sont un autre point abordé par le chef d’œuvre dont nous parlons ici. A ce niveau, le personnage principal à prendre en compte est Lawrence Woolsey, incarné par un John Goodman au profil d’Alfred Hitchcock, comme le fait judicieusement remarquer un pompiste en quête d’autographe. Lawrence Woolsey n’est pas la représentation du Joe Dante actuel, mais une représentation des maîtres qui l’ont influencé. Citons les traditionnels Jack Arnold, Nathan Juran ou Bert I. Gordon pour le côté “monstres atomiques en caoutchouc”. Citons également Roger Corman, producteur actif, grand pourvoyeur de cinéma à petit budget et mentor de Dante. Citons aussi William Castle, le pape des procédés interactifs au cinéma dont “l’atomo-vision” pourrait être une illustration… Bref tout un monde de cinéastes aujourd’hui connus d’une minorité de spectateurs, et dont les créations parfois géniales, parfois loufoques, et parfois -ne nous le cachons pas- d’un grotesque avéré sont aujourd’hui considérées par le grand-public comme des kitscheries n’appelant que le rire gras. Pourtant, tel est le cinéma qui a accompagné la vie de Joe Dante. Quelles qu’elles soient, ces créations étaient la preuve de l’amour que portaient leurs créateurs au cinéma, amour qu’ils tentaient à tout prix de communiquer à un public alors récéptif (dont Joe Dante faisait parti) qui savait aller au-delà du manque de budget.
Loin de tenir un propos violent contre le cinéma actuel (et pourtant ses interviews sont particulièrement croustillantes sur le sujet), loin de verser dans le “c’était mieux avant”, loin de taper sur des spectateurs modernes qui pourtant le mériteraient, Joe Dante réalise un film pour lui, pour les cinéphiles (ou cinéphages) ayant les même références que lui et pour permettre aux spectateurs à l’esprit ouvert de connaître cette culture révolue datant d’une époque qui semble à Dante “aussi lointaine désormais que les années 1880“.
Désirant aussi aborder le contexte de cette ère fascinante, Dante prend également pour toile de fond la Guerre Froide, dont l’ambiance marque fortement le film comme elle a marqué la société américaine, cinéma inclus. Dante arrange quelque peu l’Histoire à sa façon dans le but de résumer toute la mentalité de la Guerre Froide des années 50, mélangeant ainsi la crise des missiles de 1962 aux persécutions McCarthystes en vigueur dix années plus tôt. Un arrangement avec la réalité que l’on pardonne volontiers. Les films comme celui présent dans Matinee, “Mant”, étaient alors légion à cette époque. La peur de la bombe, la peur des radiations (thème de “Mant” avec son homme-fourmi), la peur du communisme… Dante illustre certes les craintes de l’époque (le père de Gene, au front, l’attente de la chute inopinée d’une bombe), mais il en profite également pour dresser un portrait satirique de la paranoïa et du conformisme de l’époque, vus avec un grand amusement, devant certainement beaucoup au fait que le film met en scène des enfants et des adolescents. C’est ainsi que deux faux membres d’une association “de protection des familles américaines” (dont Dick Miller) assurent la promotion du film en attirant le chaland par la mise en avant de la soit-disante immoralité de “Mant”. L’un est sur la liste noire du sénateur McCarthy (notoire chasseur de communistes) et l’autre est un ancien bandit qui a connu Woolsey en essayant de lui extorquer des fonds ! Tous deux sont les employés d’un Woolsey particulièrement roublard ayant bien compris que le scandale fait vendre. Dante ironise ainsi sur les ligues de vertus bien-pensantes, qui pour autant que le cinéma est concerné ne réussissent qu’à promouvoir davantage les films qu’elles désiraient interdire. Il se plaît également à mettre en scène le ridicule des paranoïaques extrémistes, dont fait parti le gérant du cinéma (Robert Picardo) avec sa petite radio portable et son abri anti-atomique prêt à l’emploi, ainsi que toute l’institution scolaire et ses méthodes de protection pour le moins douteuses (le ridiculissime “Duck and conver”, effectivement conseillé et dont on peut trouver certaines vidéos sur internet). Les adultes responsables semblent ainsi bien plus fous que les enfants adeptes de cinéma. Politiquement, Sandra (Lisa Jakub), qui deviendra la petite amie de Gene, est très impliquée et refuse le manichéisme caractéristique de l’Amérique de la guerre froide. Elle fait ainsi office de seul être raisonnable, ce qui lui vaut d’être réprimandée par ses professeurs et moquée par ses camarades de classe. Gene, quant à lui, si il n’a pas de conscience politique a en revanche sa passion du cinéma, qui lui permet de garder la tête froide. Le seul adulte à vivre ainsi normalement sera celui qui paraissait le plus cinglé d’entre tous : Woolsey, qui tout comme Gene se moque pas mal du contexte, réussissant à garder l’esprit clair grâce à sa passion pour le cinéma. Pour autant, le personnage de l’excellent John Goodman n’est pas déconnecté de la réalité. Il incarne pour Gene le modèle parfait : celui d’un homme vivant de sa passion tout en restant rationnel et en ayant su se construire une vie sociale, liée au cinéma. Sa femme Ruth (Cathy Moriarty) est en effet son assistante, la jolie caissière jouant aux infirmières à l’entrée des salles pour détecter les personnes cardiaques. Comme Woolsey est le modèle de Gene, Ruth est le modèle de Sandra et partage avec elle la caractéristique d’être insoumise tant à la société qu’à son mari. Le jeune couple marche donc sur les pas de leurs aînés, des pas hautement progressistes témoignant de la vision de gauche d’un Dante évitant cette fois-ci la satire violente.
Matinee n’est rien d’autre qu’une sorte de biographie de la vie de Joe Dante portant sur ce qui semble avoir été pour le réalisateur ses années les plus belles car les plus insouciantes. C’est ainsi un hommage à un genre particulier ayant contribué à l’éducation du futur réalisateur de Gremlins : la science-fiction des années 50, une décennie se prolongeant dans l’esprit jusqu’à la fin de l’innocence avec l’assassinat de Kennedy en novembre 63 et que Dante résume à travers ce film, quitte à s’arranger avec les faits historiques.
Certains spectateurs ne se sentiront absolument pas concernés par Matinee. D’autres, avec la même culture que Joe Dante, s’y sentiront au contraire pleinement dans leur élément ou ressentiront un furieux regret de ne pas avoir vécu cette époque qui, malgré ses défauts dont le réalisateur est pleinement conscient, semblait avoir beaucoup à offrir pour un jeune adolescent. C’est à ces spectateurs plus jeunes que lui que Dante adresse ses encouragements, les motivant à s’adonner à leurs envies tant qu’il est encore temps.
Les évènements relatés dans Matinee semblent illustrer la base de toute la future vie de Joe Dante. Bien plus que les deux Gremlins ou que n’importe quel autre film de sa filmographie, il s’agit du pilier permettant de comprendre Joe Dante, l’homme et le réalisateur.