Masked and Anonymous – Larry Charles
Masked and anonymous. 2003Origine : Etats-Unis
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Pour son passage au cinéma, Larry Charles ne fait pas les choses à moitié. Jusqu’ici scénariste pour séries télé (Seinfeld, Dilbert…) il devient le réalisateur d’un film co-signé par lui-même et par Bob Dylan, dont il est un grand admirateur. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre de fiction, le légendaire chanteur compositeur de “Blowin’ in the wind”, de “Masters of war”, de “Like a Rolling Stone”, de “Knockin’ on Heaven’s door” et de tant d’autres chansons entrées dans les anales de la musique américaine endosse son propre rôle, encore que ce soit sous le pseudonyme de Jack Fate (le même que celui avec lequel il produisit son album Love and Theft en 2001). Il n’en fallait pas plus pour que de nombreux acteurs reconnus se manifestent, acceptant une baisse drastique de leurs salaires habituels, parfois pour de tout petits rôles. Le cortège de vedettes de Masked and Anonymous inclue notamment John Goodman, Jeff Bridges, Jessica Lange, Penélope Cruz, Bruce Dern, Val Kilmer, Christian Slater, Ed Harris, Angela Bassett, Giovanni Ribisi, Mickey Rourke et Chris Penn…
Dans une Amérique en proie à la guerre civile et aux conflits ethniques, la chaîne d’État souhaite organiser un grand concert de charité, officiellement pour dégager des fonds afin d’aider les victimes, officieusement pour apaiser les esprits échauffés. Devant le refus des plus grosses stars (les Rolling Stones, U2, Paul McCartney sont mentionnés textuellement), l’organisateur Uncle Sweetheart (John Goodman) annonce à la représentante de la télé (Jessica Lange) qu’il ne dispose que de Jack Fate (Bob Dylan), une ancienne gloire des sixties passée de mode croupissant aujourd’hui en prison. Jack est donc libéré et conduit à Los Angeles, pour préparer le concert…
L’intention de Larry Charles était claire : faire de Masked and Anonymous un film ressemblant à une chanson de Bob Dylan. Comprendre un film hermétique, ouvert à de nombreuses interprétations et à de nombreux sujets, tous abordés à un moment ou un autre par Dylan dans ses chansons. La politique, le racisme, la religion, l’amour, toutes ces choses sont effectivement soulevées par un film qui se garde bien de les exposer avec trop de clarté. Le film demeure ancré dans le présent et ne se projette jamais dans l’avenir. Quant au passé, il n’est sujet qu’à de vagues évocations de surface, empêchant toute analyse précise. C’est ainsi que l’on apprend par la bouche d’un personnage aussi vite entré dans l’intrigue qu’il n’en est sorti, que les troubles politiques sont dûs à une rébellion anti-gouvernementale qui s’est elle-même divisée en deux camps antagonistes, dont l’un a fini par rejoindre le camp gouvernemental. Aucune indication n’est donnée sur l’idéologie des rebelles, pas plus que sur celle de l’État. L’Amérique ressemble ici à une quelconque république bananière dans laquelle les portraits défraîchis du Président sont affichés un peu partout, dans l’indifférence générale. Privé de repère, le spectateur ne sait de quel côté se placer, et finit par se désintéresser de la question, percevant la guerre civile comme une toile de fond inextricable, aussi insensée que ces conflits religieux dont les combattants eux-mêmes ont oublié l’origine. Ce point de vue dépassionné et fataliste naît de l’attention porté par le réalisateur à Jack Fate, c’est à dire Bob Dylan lui-même. Taciturne et même monolithique, digne d’un pistolero de western spaghetti, le chanteur traverse tout le film en ne s’intéressant à rien d’autre qu’à la musique qu’il joue. Il ne pose pas de questions, n’approuve ni ne désapprouve rien, ses émotions sont gardées pour lui-même (de rares voix off viennent parfois en faire part).
Le film prend alors des tournures biographiques : la ferveur autour de Jack Fate, les attentes portées sur lui ne le touchent aucunement. Les pressions sont multiples : Uncle Sweetheart et la représentante de la télévision cherchent à lui soumettre des textes. Il ne réagit pas. Le journaliste joué par Jeff Bridges cherche à le provoquer à coup de références musicales, essayant de faire de lui un porte-parole politique : Jack Fate s’en moque et continue à se raser, imperturbable. Son ami d’enfance, devenu le futur successeur du Président, lui annonce qu’il compte mettre fin aux négociations et mener le pays d’une main de fer : il ne s’en soucie pas. Le degré d’impassibilité de Jack permet au film de transformer en chose insignifiante ce qui en d’autres cas aurait pris des allures de rebondissements faciles. Nous apprenons ainsi que Jack est le fils du Président, et qu’il était lui-même destiné à prendre le pouvoir avant d’être désavoué suite à son manque d’engagement. Compte tenu du parcours de Bob Dylan, il est plus que légitime de penser que cette situation fait écho aux véritables attentes populaires et politiques ayant pesé sur Dylan. Un temps considéré comme le porte parole d’une génération, il fit faux bond au moment décisif de la guerre du Vietnam pour s’en aller signer un confidentiel album de country en compagnie de Johnny Cash (l’album Nashville Skyline). Décrié à la fois par les admirateurs en quête de chansons “engagées” et par un pouvoir qu’il avait malgré tout contribuer à déstabiliser, Dylan s’est reclus dans un mutisme forcené, prenant systématiquement et sans explication le contre-pied des attentes. Très mûr, le Bob Dylan de Masked and Anonymous ne se laisse plus atteindre par les critiques, il ne se laisse pas dicter la marche à suivre. Il a cessé depuis longtemps de se poser des questions, prenant la vie comme elle vient. Il traîne finalement sa réputation d’artiste engagé comme une malédiction héritée de ses débuts. Se fier à lui pour telle ou telle cause est une erreur, puisqu’il évite justement de se fondre dans une catégorie. Cela, peu de personnes le comprennent. Le concert de charité organisé dans le film n’a rien du fameux Live Aid ou de tous ces concerts organisés dans les années 80. Avec un Jack Fate imperméable à tout, il prend des allures de petite représentation confidentielle, loin de toute la portée désirée. Du reste, ledit concert ne semble jamais démarrer, se confondant avec les répétitions. L’humour se forge sa place indirectement, de par la différence entre le monde en proie au chaos et ce chanteur passif laissant des personnages hystériques et parfois grotesque (Penélope Cruz, qui joue la petite amie de Jeff Bridges) gesticuler ou déblatérer autour de lui. La raison d’être du manque de précision concernant les thèmes socio-politiques majeurs se trouve ici : ils n’influent pas sur le comportement de Jack et ne justifient donc pas un quelconque développement. C’est peut-être ce qui valu au film de Larry Charles d’être conspué par la critique. Amorcer un propos digne d’une anticipation à la 1984 pour finalement suivre la destinée d’un Dylan refusant de répondre à son image d’artiste engagé avait de quoi désarçonner.
Avec ses chansons régulières et parfois alors inédites (dont quelques reprises de Dylan par d’autres artistes), avec sa vision pertinente de Dylan, Masked and anonymous (un titre significatif) peut être vu comme la version fictionnalisée du documentaire No Direction Home qui sera réalisé trois ans plus tard par Martin Scorsese. Le fait qu’il s’agisse justement d’une fiction lui confère cette étrangeté propre aux chansons de Dylan, héritée d’un esprit bien plus proche de l’anarchie idéologique de la beat generation (il est d’ailleurs fait hommage à William Burroughs et à son Festin Nu) que des clichés flower power des années 60.