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Les Promesses de l’ombre – David Cronenberg

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Eastern promises. 2007.

Origine : Royaume-Uni / Canada
Genre : Film noir
Réalisation : David Cronenberg
Avec : Viggo Mortensen, Naomi Watts, Vincent Cassel, Armin Mueller-Stahl…

David Cronenberg est un cinéaste atypique. Voilà un homme qui a toujours réalisé les films qu’il souhaitait, qui ne s’est jamais renié, et qui depuis maintenant une bonne dizaine d’années se voit inexplicablement taxé de prétentions auteurisantes par ceux-là même qui l’encensaient à ses débuts. Pourtant, ses préoccupations et ses thèmes demeurent inchangés. Tout son cinéma tourne autour du corps, de ses mutations et des conséquences que cela entraine sur le comportement de l’individu. Des thématiques qu’il n’a eu de cesse d’affiner tout au long de sa carrière, et qui prennent un tour nouveau depuis A History of Violence, œuvre à l’apparente simplicité mais qui s’avère nettement plus complexe lorsqu’on s’y attarde un peu. Son dernier film est de la même eau. Sous couvert d’un film noir lambda, Les Promesses de l’ombre constitue une nouvelle plongée dans la psyché humaine.

En s’intéressant d’un peu trop près au devenir d’un nouveau-né, dont la mère est morte en couche au sein de son service, Anna (Naomi Watts) se retrouve confrontée à un grand ponte de la mafia russe londonienne, Semion (Armin Mueller-Stahl). L’enfant qu’elle a mis au monde revêt une importance capitale pour différents personnages peu recommandables qu’elle est amenée à côtoyer. Autour de lui se joue une lutte de pouvoir dont elle ne maîtrise ni les tenants, ni les aboutissants.

Anna fait figure de blanche ingénue par le biais de laquelle David Cronenberg nous entraîne dans les sombres coulisses de la mafia russe. Bien que d’origine slave, Anna n’entretient que peu d’affinités avec une culture qui lui est totalement étrangère. Dans sa famille proche, seul son oncle se porte encore garant du folklore russe et d’une certaine idée de la Russie. Son désir de retrouver un parent pour ce bébé dépourvu de mère la conduit à toucher du doigt certaines réalités qui lui échappaient jusqu’alors totalement. En lisant le carnet intime de la jeune maman, elle découvre son existence tragique, qui est celle de dizaines de jeunes russes, venues en Europe dans l’espoir de vivre plus décemment, et qui se retrouvent la proie de la mafia locale. Prostitution et violence en tout genre, telles étaient les composantes du quotidien de la jeune maman encore adolescente. Au cours de son enquête, elle fait la connaissance de Semion, affable propriétaire d’un restaurant russe. Son calme olympien et son apparente gentillesse suffisent à mettre Anna en confiance. Or, en franchissant la porte du restaurant de cet homme, elle entre de plain-pied dans le monde que la jeune femme s’évertuait à quitter. Pire, elle met en péril le devenir de l’enfant, alors même que le but de ses investigations est de l’aider. Anna est en quelque sorte le pendant du spectateur, un personnage que David Cronenberg nous invite à suivre pour à la fois poser les bases de l’intrigue, et nous amener aux portes du microcosme auquel il s’intéresse. Entre-temps, elle aura croisé Nikolai (Viggo Mortensen), obscur chauffeur de Kirill (Vincent Cassel), le fils unique de Semion. Nikolai prend alors le relais de Anna, et c’est avec lui que nous découvrons ce microcosme de l’intérieur. Il souhaite intégrer la grande famille du patriarche Semion, Kirill lui servant en quelque sorte de billet d’entrée.

Ambigu, le personnage interprété par Viggo Mortensen entretient quelques similitudes avec Tom Stall, personnage au centre de A History of Violence. Tous deux se retrouvent prisonniers de la violence qui régit leur existence. Toutefois, si Tom Stall était parvenu à trouver une échappatoire, il n’en va pas de même pour Nikolai dont le salut ne peut venir que de la violence. Comme dans la majorité des films de David Cronenberg, la notion de contamination figure en bonne place. Une contamination par la violence qui conduit les fils (ou les neveux) à reproduire le schéma paternel. Dans le cas de la mafia russe, cette contamination s’accompagne de stigmates qui prennent la forme de tatouages. Des tatouages qui en disent plus long que les mots à propos des hommes qui les arborent. Cronenberg nous dépeint un milieu très archaïque, dans ses codes comme dans ses pratiques. Un milieu qui vise à se substituer à la famille biologique, en prenant bien soin à ce que ses membres soient totalement coupés de leurs racines. Tout ce qui résulte de la famille biologique représente un danger et, à ce titre, le nouveau-né du début du film en est un gros. Véritable micro société dans la société, la mafia russe existe à la fois en marge de celle-ci et par celle-ci. Elle doit son existence à une discrétion maximale qui repose sur des règles très strictes. Les enfreindre revient à se condamner à mort. En laissant libre cours à ses plus bas instincts, Semion a fragilisé sa position. Le bébé, autour duquel tourne tout le récit, effrite l’image du suave et gentil restaurateur qu’il se donne en public, et offre l’occasion de mettre à jour son moi profond.

En s’appuyant sur une mise en scène élégante, David Cronenberg orchestre une farandole de personnages à l’ambivalence affirmée, avec en point d’orgue le duo Nikolai-Kirill. Si nous n’ignorons rien du but poursuivi par le premier, il n’en garde pas moins toute son opacité, que l’ultime plan final ne fait qu’entériner. C’est un homme qui nous apparaît constamment manipulé, tout en faisant preuve d’une habileté certaine pour manipuler à son tour. A la fois ange gardien de Anna et ange destructeur de Semion, c’est un homme qui a fait de la duplicité le garant de sa survie et le moyen le plus sûr de gravir les échelons tout en s’assurant un minimum de tranquillité. Doté d’un fort instinct animal, il sait trouver la faille chez ses adversaires. En l’occurrence, celle-ci se nomme Kirill, personnage à la constante quête de reconnaissance paternelle, et qui se doit d’assumer un statut qu’il n’a pas choisi. Homme à l’homosexualité latente, il s’oblige à composer un personnage qu’il n’est pas, dans le but de ne pas déplaire à son père, quitte à se renier lui-même. David Cronenberg joue aussi de cette ambivalence via sa mise en scène en détournant habilement toutes les attentes que nous pouvons avoir d’un film noir, pour réaliser avant tout une œuvre personnelle, qui ne cède jamais à l’esbroufe. Ainsi, le morceau de bravoure du film, un guet-apens dans un hammam, n’apparaît pas pour faire de l’épate et distiller un soupçon d’action à un film qui s’en passe aisément. Cronenberg excelle toujours autant pour nous faire ressentir toute la brutalité d’une lutte, à plus forte raison lorsque la vie d’un individu est en jeu. Sa mise en scène brille par une précision sans faille, et chaque coup porté vibre d’authenticité, grâce à une bande son des plus réalistes. Néanmoins, il s’agit avant tout d’une scène clé qui nous aide à mieux cerner Nikolai, homme désespérément seul, mais à l’instinct de survie vivace. Déjà profondément marqué dans sa chair, cet âpre combat assoie un peu plus son incroyable volonté à s’élever dans le seul univers dans lequel il peut encore exister, la mafia. Il referme également un peu plus le piège dans lequel il s’est fourré. Par ses choix, Nikolai démontre une forme de renoncement en tournant définitivement le dos à une existence normale. Et David Cronenberg de signer là un film aux multiples facettes, qui s’inscrit dans la parfaite continuité d’une œuvre mémorable et ô combien passionnante.

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