Les Crocs de Satan – Gordon Hessler
Cry of the banshee. 1970Origine : Royaume-Uni
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Comment gérer l’après Corman ? L’American International Pictures se pose la question, et constate qu’en cette période de vaches pas encore tout à fait maigres mais en tout cas au régime (l’âge d’or du gothique est en passe d’être achevé) le cinéma d’épouvante européen se porte aussi bien qu’elle, voire un peu mieux. Alors pourquoi ne pas aller rendre visite aux prestigieux collègues anglais, qui se sont imposés avec la Hammer ? C’est ainsi qu’en 1970 Samuel Arkoff, ponte financier de la AIP, envoya Gordon Hessler à Middlesex, un haut-lieu de tournage des films britanniques, pour réaliser deux films, lui attribuant même le second poste de producteur habituellement dévolu à James H. Nicholson (Arkoff s’occupant généralement des aspects financiers et Nicholson des aspects créatifs). Avec le premier de ces films, Lâchez les monstres, Hessler ne réussit pas à faire date dans l’histoire du cinéma mais réussit cependant le tour de force de réunir pour la première fois trois monstres sacrés : Vincent Price, Peter Cushing et Christopher Lee. Dès le second film, les monstres sont rentrés au bercail, et seul Vincent Price squatte le haut de l’affiche. Du moins pour ce qui est du casting, car au niveau de l’équipe technique, un jeune dessinateur américain exilé et promis à une brillante carrière pointe le bout de son nez : Terry Gilliam, chargé de concevoir le générique du début. Le cartooniste de l’encore tout récent -un an- Monty Python possède déjà son style propre, exactement le même que celui qu’il emploiera pour le Flying Circus ou autres oeuvres pythoniennes. Il n’est pas peu dire que voir la tête de Vincent Price dessinée par Gilliam se fendre en deux pour libérer des démons constitue une très réjouissante entame de film.
Quelque part dans l’Angleterre du XVIème siècle, le seigneur féodal Edward Whitman (Vincent Price) s’est investi d’une mission divine, à savoir débarrasser son fief de toutes ses sorcières. C’est l’un des passe-temps préféré du tyrannique Edward et de ses sbires, tels Sean, son fils favori. Le clan Whitman est d’ailleurs réputé pour sa cruauté et pour les fêtes avilissantes qu’il organise à la moindre occasion, souvent aux dépends des petites gens qui à la moindre contestation se voient taxées d’hérétiques. Si ce n’est auprès de quelques paysans toujours enjoués par la torture des sorcières sur la place publique, Edward ne fait donc pas l’unanimité, y compris au sein de sa propre famille. Sa seconde femme, beaucoup plus jeune que lui (et violée par Sean tout au début du film), ne subsiste que par la présence de Roderick (Patrick Mower), son valet qui se trouve également être l’amant de Maureen (Hilary Heath), la douce fille d’Edward. De retour au pays après des études à Cambridge, Harry (Carl Rigg), autre fils Whitman, est pour le moins choqué de l’attitude de son père et de son frère. Tout ça sent le malaise familial à plein nez, d’autant plus qu’Oona la sorcière a juré la chute de la maison Whitman et qu’un chien enragé assassine les troupeaux du voisinage et hurle régulièrement à la lune. Certains disent même que le chien est en fait un banshee, une fée de mauvaise augure… Quant aux critiques, ils peuvent aussi penser au célèbre chien des Baskerville.
Un peu inutile, ce déplacement en Angleterre pour une histoire qui fleure le sous-cycle Poe à des lieux à la ronde. D’ailleurs bien que n’étant pas adapté d’Edgar Poe, Les Crocs de Satan démarre (avant même le générique de Gilliam) par une citation de Poe. Ca fait toujours pimpant. Vincent Price dans la peau d’un personnage de nobliau corrompu sur le point de voir son empire s’effondrer évoque avec rage bien entendu Le Grand Inquisiteur (Michael Reeves, 1968) mais aussi le Prince Prospero qu’il incarnait dans Le Masque de la mort rouge, la meilleure de toutes les adaptations de Poe par Corman. Ses fêtes dans lesquelles il ne rechigne pas à se moquer de bouffons involontaires, les brimades qu’il inflige à certains membres de sa famille et l’histoire de malédiction qui pèse sur les Whitman sont autant d’autres éléments synthétisés du cycle Poe (duquel Le Grand Inquisiteur est un prolongement). Seulement voilà : Gordon Hessler n’est pas Corman, et surtout John Coquillon (le directeur photo) n’est pas Floyd Crosby ou Nicholas Roeg. Leur film est visuellement beaucoup moins remarquable, et en cherchant à recréer le style automnal et forestier de la Hammer pour le mêler à une histoire gothique “à l’américaine”, ils ne font que singer leurs modèles sans jamais parvenir à un résultat probant. Privées de style, les scènes de magie noire sont tout bonnement ridicules. La réussite n’est même pas au rendez-vous pour les scènes d’intérieur, où Hessler et ses techniciens se contentent de mettre une flamme à l’écran et des meubles anciens pour évoquer la dégénérescence d’une famille vouée à sa perte. Comble de l’échec, la salle de torture n’apparaît que comme une inoffensive salle de jeu, très loin de celle de La Chambre des tortures de Corman. Problématique pour un film traitant de l’inquisition, peut-on penser au premier abord. Ca l’aurait effectivement été si le scénariste s’en était tenu à son sujet plutôt que de se disperser aux quatre vents. A
insi, si le film démarre comme une dénonciation du fanatisme religieux avec ses arrestations arbitraires, ses procès truqués, sa foule haineuse manipulée et ses fers rouges, il part ensuite très vite dans des directions différentes et souvent incohérentes. Bien qu’il trouve des sorcières à chaque coin de rue, Edward est pourtant un farouche défenseur de la rationalité, exhortant ses invités à ne pas croire aux sorts maléfiques tels que celui du banshee. C’est un chien enragé et pas autre chose, affirme-t-il au mépris total de son rôle de pourfendeur de l’hérésie. On commence alors à ne plus trop cerner le personnage, qui continue à la fois à dénicher de la sorcellerie là où il n’y en a pas et qui se permet de laisser filer Oona, la sorcière en chef qui ne lui fera plus que des misères. Plutôt que de l’ambiguïté, il s’agit bien ici d’une incohérence cruciale, puisqu’elle oriente avec elle toutes les relations qu’entretient Edward avec les opposants de sa propre famille, Harry et Maureen. Ceux-ci cherchent à la fois à ramener leur père à la raison, ne manquent pas d’interférer sur ses condamnations (Harry s’en va ainsi sauver une pseudo sorcière torturée) et dans un grand élan paradoxal à nous en laisser comme deux ronds de flanc ils tentent aussi de combattre Oona. Celle-ci n’échappe pas au paradoxe : puisqu’elle s’oppose à toutes les persécutions sur ses ouailles, elle devrait sembler sympathique aux spectateurs. D’autant plus que sa sorcellerie se réfère parfois aux divinités celtes (le banshee, le sidhe, la “vieille religion” prohibée par Edward…) et évoque donc la colonisation de l’Irlande ou du Pays de Galles par l’Angleterre. Mais ce n’est pas le cas, Oona n’est jamais sympathique. Car les croyances celtes ne sont pas les seules évoquées par sa sorcellerie. Oona s’en réfère ainsi à Satan, et pratique même une sorte de vaudou, avec poupées des victimes et zombification d’un Roderick prédisposé au mal par un médaillon païen. C’est tout de suite moins noble que le combat contre l’impérialisme religieux. Le problème n’est pas tellement que deux clans “méchants” s’affrontent, mais bien qu’en désignant Oona et ses adeptes comme de vrais sorciers aux intentions néfastes (ils veulent tuer tout le monde de chez les Whitlock), Hessler semble légitimer les procès d’Edward, qu’il condamnait férocement dans la première scène du film. Et dans le même temps, cette histoire de celtes opprimés dit l’inverse. C’est à ne plus rien y comprendre, et autant Harry que Maureen se retrouvent perdus. Vincent Price lui-même ne sait plus trop quel jeu adopter, et il se limite donc au strict minimum (faire résonner son timbre de voix particulier).
Gros cafouillage pour ces Crocs de Satan qui viennent s’emberlificoter dans un tapis déjà pas très beau. Pour démêler cette affaire, c’est très simple : ceux qui veulent voir des adaptations d’Edgar Poe n’auront qu’à regarder le cycle de Corman. Ceux qui veulent de l’épouvante britannique trouveront bien quelques Terence Fisher à se mettre sous les yeux. Et enfin, ceux qui désirent voir un film dénonçant les exactions religieuses gagneront beaucoup à se tourner vers le superbe Beatrice Cenci de Lucio Fulci.