Les Autres – Alejandro Amenabar
The Others. 2001Origine : Etats-Unis / Espagne / France / Italie
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Depuis que ses domestiques ont déserté sans prévenir, Grace (Nicole Kidman) vit seule avec ses deux enfants Anne et Nicholas dans son manoir isolé sur l’île de Jersey. Nous sommes en 1945 et le père de famille est porté disparu au milieu des combats de la Seconde Guerre mondiale. Grace n’a pas la tâche facile, puisque ses enfants souffrent d’allergie à la lumière et que les fenêtres du manoir doivent en permanence être dissimulées par les rideaux. Pour l’aider, elle embauche trois domestiques qui se sont spontanément présentés à elle, attirés par ce manoir qu’ils ont bien connu. Cela soulage à peine la pauvre Grace de ses tourments, entre le chagrin pour son mari probablement mort et les déclarations de sa fille, persuadée que des intrus vivent dans le manoir.
Auréolé du succès mérité de son très bon Ouvre les yeux, le réalisateur espagnol Alejandro Amenabar est amené à rencontrer Tom Cruise, qui se propose d’en faire le remake. L’entrevue se passe bien, tellement bien que Amenabar en ressort avec un soutien de poids pour son prochain film, Les Autres. Tom Cruise en sera le producteur, tandis que sa compagne de l’époque Nicole Kidman jouera le rôle principal. Fort du soutien du couple vedette à peine sorti du dernier Kubrick, Amenabar n’a pas de mal à trouver un financement auprès de la compagnie Miramax / Dimension, qui vient compléter les financements européens. La protection dont bénéficie le réalisateur lui permet de tourner en Europe, loin du studio hollywoodien et des yeux indiscret de ses polémiques patron, les célèbres frères Weinstein. Après avoir recherché un manoir anglais, il se replie finalement en Espagne, chez lui, ce qui lui permet d’être à son aise malgré les contraintes imposées par le climat voulu pour le film, dans les brumes permanentes de l’île de Jersey. C’est que Les Autres est un film de maison hantée sensiblement différent de ceux qui fleurissaient à l’époque, notamment les américains Hantise et La Maison de l’horreur. Deux films dont la qualité diffère (pourri pour le premier, pas mal pour le second) mais qui se rejoignaient dans leur conception plutôt “moderne” (comprendre qu’ils sont truffés d’effets spéciaux) de la maison hantée. Féru d’épouvante traditionnelle et doté d’une sensibilité peu propice aux étalages d’ectoplasmes farceurs, Amenabar conçoit Les Autres comme une variante moderne de La Maison du diable et des Innocents, deux films cités plus ou moins inconsciemment dans le sien, le premier par une scène de “porte” (ceux qui ont vu le chef d’œuvre de Robert Wise comprendront, et ceux qui ne l’ont pas vu n’ont qu’à se ruer dessus) et le second par la présence de deux enfants au cœur du récit. Et tout comme ses deux modèles, il fait de l’héroïne le principal vecteur d’angoisse, fusionnant drame psychologique et épouvante surnaturelle.
Ainsi, bien plus que les manifestations paranormales, extrêmement peu présentes et surtout toujours invisibles (utilisation de bruits, travail particulier sur la mise en scène et le montage -bref un usage efficace des recettes de Robert Wise-), c’est la personnalité même de Grace qui semble perturber le quotidien de cette famille repliée sur elle-même. La probable mort du mari, l’ambiance sinistre du manoir et les rêveries des enfants a de quoi perturber cette femme profondément chrétienne, qui s’accroche comme elle peut à sa moralité religieuse, l’utilisant comme réaction systématique à tout ce qui la bouleverse. Stricte, toujours plongée dans un recueillement d’anticipation, elle transforme elle-même le manoir en tombeau, forçant aussi bien ses domestiques que ses enfants à respecter ses propres convenances, de toutes évidences inutiles. Les zones d’ombres, bien entendu fort nombreuses dans un lieu où la lumière n’a pas accès (et quand bien même ce serait le cas, l’environnement brumeux et le parc tristement vide entourant la propriété n’encouragent pas les effusions de joie) deviennent macabres et ne peuvent qu’évoquer (ou invoquer) le monde des morts. Le moindre bruit se faisant entendre dans cette demeure où règne le silence prend des allures d’attentat, accentuant un peu plus le malaise de Grace. Ainsi les cris des enfants se font ils encore plus profondément troublants, surtout parce qu’ils sont immédiatement associés aux esprits qui hantent la maison. Pour parachever le tout, le réalisateur introduit quelques secrets dans son intrigue, notamment les trois domestiques singuliers, l’album photo d’anciens résidents sur leurs lits de mort ainsi que la mention à plusieurs reprises d’un évènement déterminent, que la fillette Anne désigne en parlant de l’instant où “maman est devenue folle”. Un secret partagé par les enfants qui l’évoquent avec gêne, sans le développer, et qui intrigue donc le spectateur, bien conscient que quelque chose ne va pas chez cette mère de famille trop craintive, trop triste, trop pâle (formidable prestation de Nicole Kidman). Amenabar compose un très beau film, très victorien, très classique. Sa mise en scène toute en mouvements lents capture non seulement la beauté de la photographie mais aussi la peur qui anime les personnages ainsi que les mystères qui planent sur la maison. Les Autres est un film d’épouvante à l’ancienne, très élégant et bien plus efficace que ne le sont les films d’épouvante modernes.
On aura tôt fait d’inscrire le film d’Amenabar comme chef de file (en compagnie de L’Échine du diable, de Guillermo Del Toro) du regain du cinéma fantastique ibérique, qui en même temps que la vague japonaise succédant à Ring et que les films inspirés par Le Sixième sens de Shyamalan aux États-Unis revenait au premier degré du cinéma d’épouvante. Comme Les Autres, tous les films de cette tendance reposaient avant tout sur un triste constat social ou familial servant de moteur aux angoisses des personnages. Le film d’Amenabar leur est pourtant supérieur et conserve une fraîcheur lui permettant d’exister à part de toutes ces productions, souvent tournées machinalement selon les recettes établies (tournant souvent autour d’un enfant) et dont le côté “sérieux” a bien trop souvent fait illusion quand à leur réelles qualités. A la différence par exemple d’un Fragile ou d’un Saint-Ange, Les Autres ne se regarde pas comme l’un des films de la vague d’épouvante du début des années 2000. Il existe pour lui même et ne demande aucune comparaison lors de sa vision avec la mode dans laquelle il s’inscrit. C’est bien le propre des films devenus modèles malgré eux. Même la présence d’un “twist” de fin ne saurait en faire un avatar du Sixième sens, tant tout le film converge vers ce twist qui n’en est donc pas un. Le fameux coup de folie de la mère, l’ambiance du manoir et de son parc, certains dialogues et l’examen attentif des personnages (voire même tout simplement un peu de bon sens) amène à une conclusion logique, faux rebondissement qui ne fait que consacrer toutes les observations effectuées jusque là. A savoir que si les maisons hantées existent, elles sont essentiellement le fruit d’un esprit tourmenté non pas au sens religieux mais au sens psychanalytique du terme.
En se raccrochant à Dieu et à d’autres faux espoirs (le retour de son mari), Grace se voile la face sur sa propre réalité et les interprétations divines qui régissent sa vie ne sont en fait qu’un voile, une façon particulièrement désespérante d’imposer sa propre raison défaillante à son environnement, qui ne s’en trouve que davantage vicié. Les peurs de Grace en viennent par conséquent à déteindre sur son fils et à provoquer la rébellion de sa fille. Ce ne sont pas tellement les enseignements de la Bible qu’Amenabar condamne, mais bien l’aveuglement qu’ils entraînent chez certaines personnes telles que Grace. Quant aux fantômes, le réalisateur refuse de les rendre démoniaques. Contrairement à des films comme Amityville (l’original ou son catastrophique remake) ils ne sont après tout eux aussi que des êtres perturbés, et les souffrances qu’ils infligent, essentiellement d’ordre psychologique, ne sont pas beaucoup plus marquées que le mode de vie imposé par Grace, femme dépressive.
Tout compte fait, Amenabar aura prouvé la portée du cinéma fantastique voire de tous les récits liés au genre (dont La Bible), genre qui permet d’illustrer par la métaphore l’état d’esprit humain face à ses propres craintes, au premier rang desquelles figurent la mort. Les Autres a donc fait plus que revenir aux bases du film de maisons hantées : il est revenu à la tradition romantique littéraire du fantastique. Une démarche rare, dont les réussites récentes ne sont pas si nombreuses.