Le Festin nu – David Cronenberg
Naked Lunch. 1991Origine : Canada / Royaume-Uni / Japon
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Comment adapter un livre sans aucune continuité narrative tel que Le Festin nu de William Burroughs ? Publié à la fin des 50s, le livre constitue un des manifestes de la Beat Generation. La quête permanente pour de nouvelles expériences, liées entre elles par une orgie de sexe, de drogues, d’alcool et d’art. Cela aboutissait à une œuvre inclassable, violente et pornographique, qui plus est.
A partir de là, le scepticisme de William Burroughs à l’annonce l’adaptation de son libre était fort légitime. Oui mais voilà, l’homme chargé de s’en occupé se nomme David Cronenberg. Un habitué du cinéma extrême, déviant autant sur le plan de la violence que du sexe, et habitué des narrations particulières. D’ailleurs, le film que beaucoup considère comme son chef d’œuvre, Videodrome, relève de ce style. Provocateur, mais aussi support d’un discours avant-gardiste, extrêmement difficile à cerner dans son intégralité. Une volonté de laisser le spectateur dans le flou qui faisait de Cronenberg l’homme de la situation en ce qui concernait l’adaptation du Festin Nu. Très vite, il serait évident que Cronenberg adopterait un style différent à celui de Burroughs. Sans trahir ce dernier, pourtant, qui va d’ailleurs approuver le traitement du génie canadien.
Des bribes éparses d’histoires que l’on pouvaient trouver dans le livre, il ne gardera rien, sinon quelques personnages, qu’il modifiera en fonction du scénario. Pourtant, ce n’est pas pour autant que Cronenberg va se décider pour une narration linéaire. Il va même pousser l’abstraction au-delà de ce qu’il avait fait pour Videodrome. Son Festin nu va donc présenter l’histoire de Bill Lee (Peter Weller), un exterminateur de cafards intellectuel et toxicomane, obligé de fuir pour éviter des ennuis d’ordre judiciaire, relatifs à la drogue et au meurtre de sa femme, qu’il a lui-même exécuté en ratant son numéro de Guillaume Tell. Mais fuir où ? Selon les conseils de sa machine à écrire-cafard, il va devoir fuir dans l’Interzone, où son avenir est tout tracé : il rédigera des rapports sur des activités d’espionnage impliquant tout une galerie de personnages toxicomanes eux aussi…
A partir d’environ la vingtième minute, le film et la narration plongent dans un non-sens le plus total. Tout comme le personnage principal. Son séjour en Interzone sera une véritable plongée dans tout ce que Burroughs a pu décrire dans son livre. Premièrement, la création artistique vu à travers du prisme de la drogue. Une vision du monde totalement à part, que Bill Lee va s’évertuer à retranscrire à l’aide de sa fameuse machine-cafard. Les rapports sont en réalités une vision artistique du monde, dans le sens où, au même titre que les peintres abstraits, impressionnistes, bref, tout ceux qui ne sont pas classiques, ils donnent une vision déformée du monde par les yeux et l’esprit de l’artiste. Or, ici, les yeux et l’esprit sont tous deux sous l’influence de la drogue. La réalité va donc être toute relative. La frontière entre l’imagination, l’esprit (le fantastique) et la réalité matérielle (le corps) va s’estomper dans un mouvement surréaliste. Plus que des personnages à proprement parler, ce sont des entités qui nous sont présentés ici. De même que l’environnement extérieur prendra la forme de l’esprit du personnage principal. Car après tout, c’est Bill Lee, le personnage principal. Toute la vision du monde est vue à travers son esprit, qui assimile ce qu’il perçoit à travers la drogue. C’est pourquoi sa femme est toujours présente malgré sa mort. Il n’est pas impossible d’imaginer que derrière toutes les aberrations qu’il peut voir se cache une vraie réalité tangible, qu’il retranscrit sur sa machine à écrire. Ceci semble être corroboré par le fait que l’Interzone est en réalité Tanger, au Maroc, la ville où Burroughs à écrit son livre. Bill Lee ne fais après tout que parler de ce qu’il voit. La machine a écrire qui se transforme en cafard pour lui ordonner d’écrire n’est rien d’autre que la dictature de l’écriture, de l’art, qui exige d’être alimentés, qui sont la raison d’être de Bill Lee. Le monde qu’il doit décrire est de son point de vue rationnel. D’où le rapport. Mais pour nous autres, spectateurs sobres, ces simples rapports se transforment en art. La drogue déforme la réalité et la rend comme tel. Lee est donc un artiste sans le vouloir.
Cronenberg nous le présente en train d’évoluer dans ce monde, finalement aussi pourri que le vrai monde. La drogue a beau modifier la vision des choses, elle a beau la transformer en art, cela ne change rien : l’art brut ne donne pas son avis, il ne fait que retranscrire ce qu’il voit d’une façon autre. C’est du moins ce que l’on peut percevoir dans Le Festin nu. Quand aux perversions sexuelles, elle ne sont que le fruit des expérimentations de Bill Lee et des autres camés qu’il côtoie. Une recherche croissante vers une nouvelle perception du monde. Tout l’Interzone, ce pays d’artistes décadents, va dans le même sens. Quand au dealer, le Dr. Benway, il s’évertue à s’appuyer sur ce marché de la came, sous couvert de l’anarchie qui règne aux alentours. Pourtant, bien que conscient de cela, Bill Lee ne parviendra jamais à se relever : il a bel et bien plongé, il ne reviendra plus de la décadence où il est tombé. Son ultime voyage final, dans un pays de l’est, où il sera accepté après avoir tué sa femme sous les yeux du douanier, est là pour le prouver : malgré les changements d’environnement, malgré la volonté de changer sa destinée, rien ne bougera. A l’image du meurtre de la femme, cela ne pourra plus être réparé.
Le film, extrêmement abstrait, et par ailleurs non dépourvu d’un aspect comique très étrange, peut en rebuter certains. Une chose est sûr : il adopte totalement les procédés narratifs employés par Burroughs. A la manière du jazz (genre qui constitue la BO du film), une large place est laissée à l’improvisation. En résulte une œuvre traitée en apparence en roue libre, comme le livre. De celui-ci, Cronenberg en édulcore certes la pornographie et la violence, mais l’essentiel est sauvegardé. La relation entre l’art, l’esprit, la chair, la drogue… Un mélange d’images ici présentées sans queue ni tête, mais en réalité un puzzle qui doit être rassemblé. Comme l’ont été auparavant les pages manuscrites du Festin nu, écrites sans ordre et reconstituées par Kerouac, l’ami de Burroughs. Ici c’est Cronenberg qui a remis quelque peut les choses en ordre : il a introduit un vague élément scénaristique, à savoir la vie de Burroughs, qui fournit autant d’éléments que les passages du livre, sinon plus (Burroughs a effectivement tué sa femme). Cronenberg est donc l’équivalent de Kerouac. Il a reconstitué l’œuvre de Burroughs, tout en laissant énormément de flou autour de ce qui est montré à l’écran. Un modèle d’adaptation. Et un modèle qui sert à enrichir les thématiques chères au réalisateur, qui trouve en plus de quoi parler de ses préoccupations : la chair et l’esprit.
Bref une réussite tant sur le fond que sur la forme. Un pari risqué, et réussi. Un film que personne d’autre n’aurait pu faire.