L’Ange de la vengeance – Abel Ferrara
Ms.45. 1981.Origine : États-Unis
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Petite main dans une modeste structure de confection, Thana mène une vie solitaire, se mêlant peu à ses collègues pourtant désireuses de la convier à leurs sorties. Un soir, après qu’elle ait une nouvelle fois décliné leur invitation à la fin de leur journée de travail, Thana se fait agresser et violer sur le chemin du retour. Encore sous le choc, elle regagne son appartement où elle surprend un cambrioleur, lequel finit par la violer à son tour. Pendant l’agression, Thana se rebiffe et tue son agresseur. Toujours dans un état second, elle découpe le corps et en dissémine les morceaux dans plusieurs sacs poubelles dont elle va se débarrasser un à un en les jetant au hasard dans les rues de New York. La peur ne la quitte plus, tout comme le révolver qu’elle a récupéré du cambrioleur. Un jour, se sentant menacée, elle en use sur un dragueur un peu lourdaud. Le déclic. Dès lors, elle arpente les rues de New York à la nuit tombée, et, profitant des diverses sollicitations dont elle fait l’objet, tue les mâles qu’elle croise.
Avec son affiche construite sur le modèle de Rien que pour vos yeux, le James Bond millésime 1981, L’Ange de la vengeance attire l’oeil de l’amateur de sensations fortes dispensant la promesse d’un mélange de sexe et de violence. A la réalisation, un illustre inconnu dont le patronyme – Ferrara – pouvait laisser penser à l’un de ces films d’exploitations issus d’une production cinématographique italienne alors en déclin. Or il s’agissait là de l’acte fondateur d’un réalisateur insaisissable, porté aux nues par la critique – française, notamment – pendant une bonne quinzaine d’années, au moins jusqu’au magnifique Nos funérailles, avant que sa carrière ne sombre dans une forme d’abstraction routinière. A l’époque de L’Ange de la vengeance, Abel Ferrara assume pleinement son ancrage dans un cinéma de genre qui a encore un pied dans les années 70. Son héroïne se débat dans une urbanité décadente, victime de brimades à répétition jusqu’à l’agression physique et lâche qui la fera peu à peu basculer dans la spirale de la violence. Sur ce dernier point, la promesse de l’affiche est tenue. Le film dispense une violence sèche et sans affèteries, du moins jusqu’à son final paroxystique, pendant à peine voilé du bal de promo de Carrie dans Carrie au bal du diable de Brian De Palma. Sur le plan de la représentation de la sexualité, Abel Ferrara prend ses distances avec l’influence bondienne de l’affiche. Les personnages féminins de son film n’ont pas vocation à jouer la carte du glamour, égéries pour magazines sur papier glacé. Elles se débattent dans un environnement oppressant qui leur rappel à tout instant la fragilité de leur quiétude. Abel Ferrara ne les cantonne pas pour autant au rôle de pauvres victimes, certaines des collègues de Thana n’ayant pas leur langue dans leur poche, Laurie au premier chef. Ce sont des battantes, des femmes indépendantes qui veulent pouvoir affirmer leur féminité sans qu’on la leur renvoie en permanence à la figure. Des femmes modernes dans une société aux rouages désespérément tournés vers le passé.
Exclusivement masculin, le film d’auto-défense (ou vigilante movie) répond à des codes immuables dont le principal tient à ce point précis : celui qui dispense sa propre justice n’est pas celui qui a directement subi le préjudice physique. L’équation se pose donc ainsi : aux femmes le statut de victime, aux hommes celui de justiciers. La raison tient à l’ancrage même du genre qui dans son expression d’un ras-le-bol envers la contre-culture américaine prône un retour à l’ordre par des hommes forts sur le modèle des westerns de l’âge d’or. Un retour à des valeurs ancestrales qui valent à leurs représentants d’être au mieux taxés de films conservateurs, au pire, de films réactionnaires. Abel Ferrara se situe à des lieues de cet imaginaire là. L’Ange de la vengeance s’inscrit dans les replis du film d’auto-défense, ce sous-genre baptisé “rape and revenge” où la victime se fait justice elle-même avec en figure tutélaire Frigga, l’héroïne revancharde de Crime à froid de Bo Arne Vibenius. Thana partage avec elle un même mutisme même si son handicap ne relève pas d’un traumatisme. Muette de naissance, Thana est réduite à écouter les autres et les laisser parler, toujours en retrait, comme extérieur au monde qui l’entoure. Un monde particulièrement oppressant pour les femmes qui ne peuvent se déplacer dans les rues de la ville sans avoir à subir les regards concupiscents de mâles dénués de savoir-vivre. Sans la protection de ses collègues qui font vaillamment face, Thana subit de plein fouet le retour de bâton. Par deux fois. Ainsi déshumanisée, le corps de la femme n’est plus que le réceptacle des pulsions animales d’hommes qui tirent leur toute puissance de l’arme qu’ils exhibent fièrement, talisman de leur petitesse. Cette dimension spectaculaire de la domination masculine ne saurait occulter les formes plus insidieuses qu’elle revêt et auxquelles Thana est aussi confrontée durant son odyssée vengeresse, du paternalisme libidineux de son employeur à l’asservissement pécunier de l’emir en passant par l’insistance décontractée du photographe de mode. Pour autant, ce constat ne permet pas de légitimer les actions de Thana. Seul le meurtre du cambrioleur répond de la légitime défense. Par la suite, si l’on excepte celui du dragueur de rue dont l’empressement à lui rapporter le sac qu’elle venait de déposer sur le trottoir a été perçu comme une menace, tous ses meurtres sont commis de sang froid. Tel Paul Kersey, Thana arpente les rues de New York à la recherche de la cible idéale, là un maquereau tabassant l’une de ses gagneuses, ici une bande de voyous qui pensait avoir trouvé une proie facile. Mais dans cette frénésie meurtrière qui s’empare d’elle, tout discernement devient exclu. Sa haine s’étend bientôt à la gent masculine dans son ensemble. Elle n’a rien d’une justicière et d’ailleurs, Abel Ferrara occulte tout possible écho de ses actes. Dans une ville comme New York où le taux de criminalité était élevé, ces assassinats passent inaperçus. Elle n’oeuvre donc pour le bien de personne et encore moins pour le sien. Loin de la soulager, ses actes criminels tendent à la déshumaniser, rendant improbable toute issue heureuse.
A l’heure actuelle où une frange du cinéma s’empare du mouvement #MeToo pour délivrer des films dans l’air du temps (Invisible Man de Leigh Whannell, Promising Young Woman de Emerald Fennell ou encore le récent Men de Alex Garland), il serait de bon ton de trouver en Thana un personnage hautement symbolique. Muette, elle incarnerait toutes ces femmes dont on ne veut pas entendre les souffrances, préférant les minimiser lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement de les ignorer. Encore faudrait-il pour cela que Abel Ferrara veuille délivrer un message. Or, tel n’est pas son propos. Au sein de sa filmographie naissante, L’Ange de la vengeance agit en contrepoint de Driller Killer avec dans les deux cas un personnage pris de folie homicide. Les raisons diffèrent, pas la finalité. Abel Ferrara joue des codes du film d’horreur dont les scènes de meurtres agissent comme des exutoires pour le spectacteur. Exutoire partagé dans un premier temps par Reno et Thana avant que cela ne les conduise à un point de non retour. La violence ne soulage pas de la violence. Elle n’est qu’une échappatoire vouée à l’échec. Au fond, L’Ange de la vengeance est construit comme une tragédie, celle d’une femme à l’innocence pervertie par la cruauté des hommes. Dans un geste expiatoire, Abel Ferrara se fait l’instrument de cette cruauté, incarnant le premier violeur, masqué et sous le pseudonyme Jimmy Laine avec lequel il a signé son premier film, le pornographique Nine Lives of a Wet Pussy. Dans son cheminement auto-destructeur, Thana ne perd jamais totalement pied avec son humanité. Cela se joue à des détails, dont le dernier clôt le film sur une note douce-amère. La mécanique implacable et répétitive du film n’empêche pas les moments suspendus comme le monologue au bar de cet homme malheureux en amour que Thana écoute religieusement. Si son sort ne fait à première vue aucun doute, Abel Ferrara parvient à créer une incertitude qui tient à la fois à l’attitude de Thana, dont le revolver servirait cette fois à soulager les peines de son compagnon de comptoir, dont les confidences l’ébranlent, plutôt que les siennes, et à celle de l’homme qui accueille cette femme armée comme une bénédiction. Sur le canevas balisé du rape and revenge, Abel Ferrara parvient à faire entendre sa petite musique personnelle, déjouant les attentes du film d’exploitation attendu par sa singularité. Il n’use pas de Thana comme d’un vecteur d’érotisme, plutôt de subversion. Sans nier sa féminité, il ne l’exploite jamais à des fins voyeuristes. En outre, Thana ne se comporte pas en mante-religieuse, demeurant jusqu’au bout hermétique aux choses du sexe. Le costume de bonne soeur qu’elle arbore lors du bal masqué agit comme un pied de nez, image du sacré perverti comme ce chapelet qui pend le long de la cuisse de Thana après qu’elle ait récupéré le revolver glissé dans ses collants. Elle se fait alors l’instrument d’une punition divine qui par définition tape tous azimuts et de manière arbitraire. Loin de la simple provocation, ce mélange entre le profane et le sacré allait devenir une constante de l’oeuvre d’Abel Ferrara, son principal moteur.
En seulement deux films à l’énergie brute, j’occulte sciemment son film porno plus confidentiel, Abel Ferrara a su imposer un style et une obsession, rendre compte du mal dans le monde contemporain. L’Ange de la vengeance n’est pas un pamphlet, ni une oeuvre militante. Il s’agit avant tout d’un film de genre qui s’assume jusque dans ses outrances (la facilité avec laquelle Thana découpe son violeur, sa précision diabolique au tir) et qu’on ne saurait réduire à un message. Dans son essai King Kong Téhorie, Virginie Despentes évoque notamment le film d’Abel Ferrara comme une injonction faite aux femmes afin de les encourager à se défendre plus durement. Alors qu’au fond, le cinéaste ne cautionne pas plus ces agissements qu’ils émanent d’un homme ou d’une femme. Les actes de Thana ne sont pas plus justifiés que ceux d’un Paul Kersey, renvoyant homme et femme à une parfaite égalité dans l’expression d’une violence nimbée dans une aura de légitimité fantasmée.