La Tour de Londres – Rowland V. Lee
Tower of London. 1939Origine : États-Unis
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Les intrigues de palais vont bon train à la tour de Londres en ce XVème siècle marqué par ce qui sera postérieurement appelé la “guerre des Deux-Roses” (et également par l’odieuse mode de la coupe au bol, mais là n’est pas le sujet). Suite à une révolution de palais, Edward IV a relégué le sénile Roi Henri VI dans les tréfonds de la Tour et occupe un trône qu’il envisage de garder au nom de la branche Lancaster. Il est prêt à tout pour y parvenir, ne lésinant ni sur les condamnations, ni sur la propagande, ni, quand le besoin s’en fera sentir, de prendre les armes. Par exemple pour repousser l’assaut imminent du prince de Galles, le fils de Henri exilé en France. Pour exécuter ses basses œuvres, il dispose du soutien du sinistre Mord, bourreau de la cour et tortureur en chef, ainsi que des conseils avisés de son frère Richard. Un frangin retors s’il en est, puisque lui-même ne rêve secrètement que d’une chose : devenir Roi. Et ce n’est pas sa lointaine position dans l’ordre de succession qui l’effraie : lui aussi est prêt à tout pour arriver à ses fins, encore plus accoquiné qu’il est avec Mord. Pour s’opposer à eux, il ne reste à la Tour que peu de monde… Il y a bien le duc de Clarence, frère d’Edouard et de Richard, mais celui-ci est plus porté sur la bouteille que sur le courage. Reste le jeune John Wyatt, un autre membre de la famille, partisan de la future branche des Tudor, dont le salut ne tient qu’à un fil : sa bonne entente avec la Reine Elizabeth…
La Guerre des Deux-Roses, un sujet ardu s’il en est ! S’il est bien un conflit qui évoque toute la complexité des jeux de pouvoirs à l’ère de la Renaissance, c’est bien celui-ci. Les titres, les dynasties, les branches familiales, les règles de succession, les unions, les trahisons, les exils… Il y a de quoi y perdre son vieux françois ou plutôt son “Ænglisc”. D’autant que tout cela est nimbé de l’aura de la Tour de Londres, qui est en réalité une forteresse façon Kremlin dont les remparts ont caché bien des secrets aboutissant à l’instauration d’une légende noire entretenue au fil du temps. Les symboles du pouvoir y côtoyaient la sinistre prison (la véritable Tour qui finit par désigner l’ensemble) aussi bien que les les lieux de résidence de toute la cour. Bref la Guerre des Deux-Roses fut un véritable feuilleton dont la plus célèbre exploitation reste la pièce de Shakespeare, Richard III. Walter Scott, Lewis Caroll, Robert Louis Stevenson, George R.R. Martin… Bien des écrivains s’en sont inspirés, quand ils n’ont pas purement et simplement placé leurs intrigues au cœur de ce conflit. Même le sport britannique en a gardé la mémoire, puisqu’une rivalité folklorique mais avérée oppose les équipes du Lancashire (territoires des Lancaster) à celles du Yorkshire (fief de la famille York). Quant au cinéma, il va sans dire qu’il exploita à l’envi le conflit, que ce soit comme simple toile de fond, comme sujet premier ou via des adaptations littéraires. Signalons par exemple l’adaptation de Shakespeare par et avec Laurence Olivier en 1955. Pour ce qui est du film de Rowland V. Lee, il n’est pas à proprement parler l’adaptation du dramaturge élisabéthain. Il découle de la volonté du réalisateur également producteur, qui au cours d’un voyage en Angleterre eut l’idée d’une épopée centrée sur l’histoire locale. Ce fut son frère, Richard, qui le persuada de se concentrer sur la Guerre des Deux-Roses plutôt que sur le parcours des Stuart (pendant lequel eurent lieu la Révolution et l’intermède Oliver Cromwell), sans pour autant prétendre porter à l’écran la pièce de Shakespeare. Lee s’en alla donc démarcher la Universal avec laquelle il était en contrat. Bien qu’ayant la réputation de souvent dépasser le budget alloué et les délais de tournage (ce qu’il fit encore, la faute notamment à de problématiques conditions climatiques et à des figurants agités lors des scènes de batailles), il obtint le feu vert, fort du succès commercial du Fils de Frankenstein.
Bien que La Tour de Londres ne soit pas un film d’horreur, on ne saurait toutefois taire que l’ombre du genre plane sur lui. Une ombre bien définie, puisqu’il s’agit de celle de Boris Karloff et de son personnage de Mord, l’exécuteur des basses œuvres de Richard. Si cela donne prétexte à quelques scènes de torture rares mais plutôt osées -alors que la Universal voulait faire profil bas en la matière après quelques scandales datant du début de la décennie-, ces penchants pour le gore apparaissent toutefois comme superflus. D’une part parce que les plus “proto-gores” de ces scènes (comme ce pauvre bougre sorti d’une vierge de fer) concernent de simples figurants anonymes, signe évident de leur nature racoleuse, mais aussi et surtout parce que narrativement elles ne sont guère justifiées et tendent à sortir le film de sa nature éminemment historique. Bien qu’affligé d’une tare physique qui rappelle plusieurs seconds couteaux des “Universal Monsters” (le pied-bot de Mord étant équivalent de la bosse de Igor), bien que doté d’une solide force physique évocatrice du monstre de Frankenstein, bien que proclamant ouvertement son envie de tuer, bien que régnant tyranniquement sur le donjon dont il a la charge, bien que massivement grimé comme l’acteur en a l’habitude, le personnage campé par Karloff ne parvient pas à dépasser le stade du second couteau. Charismatique évidemment, inquiétant certes, mais tout de même : le personnage est clairement un évadé des films d’horreur Universal et Rowland Lee ne trouve pas tout à fait la formule permettant de l’intégrer harmonieusement au reste de l’intrigue. Mord semble ainsi avoir été greffé à icelle dans le simple but de profiter de la notoriété de son interprète et permettre de vendre le film sous une certaine étiquette que 80 ans plus tard, certains éditeurs continuent d’utiliser. On ne saurait dire la même chose de la présence d’une autre star de l’horreur venant montrer sa trogne : Vincent Price. N’ayant fait ses premiers pas à l’écran que l’année précédente, déjà sous la direction de Rowland V. Lee (dans le rôle principal de la comédie Service de luxe), et n’étant depuis apparu que dans un seul film (La Vie privée d’Élisabeth d’Angleterre de Michael Curtiz), il tient ici un rôle certes moins tape-à-l’œil que celui de Karloff mais qui s’avère bien plus utile dans la narration : celui du duc de Clarence, l’un des frères de Edouard et donc l’un des obstacles de Richard dans sa quête du trône. Price n’était alors pas considéré comme une star de l’horreur, et à l’inverse de son aîné, il n’est pas enfermé dans un cliché. Et pourtant, on peut d’ores et déjà déceler dans sa prestation une partie de l’image que son jeu lui vaudra ultérieurement : celui d’un acteur prompt à l’autodérision et à la théâtralité. C’est ainsi que son Clarence est un couard patenté, certes pas un mauvais bougre (s’il osait il s’opposerait bien à ses frères), mais un un type porté sur la bouteille et qui en guise de duel préfère très largement tenter le défi du godet (entérinant ainsi la réputation historique du véritable duc de Clarence) que celui de l’épée. Ce qui nous vaut une scène furieusement évocatrice du duel d’ivrognes qui opposera le même Vincent Price à Peter Lorre dans L’Empire de la terreur de Corman une vingtaine d’années plus tard. A ceci près que cette fois, il n’est pas opposé à un tyran domestique rougeaud, mais à un machiavélique ambitieux incarné par Basil Rathbone.
Boris Karloff, Vincent Price… Tous deux sont des grands noms du cinéma d’horreur (notons aussi la plus discrète présence de Leo G. Carroll, qui deviendrait bientôt le chouchou d’Alfred Hitchcock). Mais La Tour de Londres, s’il cède à des nécessités commerciales ou s’il se réserve quelque droit à l’humour noir, se veut avant tout un film politico-historique. Et à ce titre, c’est Basil Rathbone qui hérite de la part du lion. Comme Boris Karloff (et avec Bela Lugosi), lui aussi jouait dans Le Fils de Frankenstein de Rowland Lee, et lui aussi s’est tiré une bonne petite réputation parmi les amateurs d’horreur. Pour le grand public, il demeurera toutefois plus connu pour être le Sherlock Holmes des années 40. Au moment de la Tour de Londres, il avait déjà incarné deux fois le personnage créé par Conan Doyle et il pouvait s’enorgueillir d’une filmographie déjà longue et suffisamment diversifiée pour ne pas être réduit à un style particulier (bien qu’il était souvent réduit aux rôles de “méchants”). D’où le rôle qu’il tient ici, celui de Richard, duc de Gloucester et futur Richard III, qui est véritablement le moteur de l’intrigue. Si Edouard (joué par Ian Hunter) est un opportuniste patenté, son manque de finesse et sa morgue le place clairement en inférieur de son frère Richard, pur manipulateur sans foi ni loi et en un sens encore plus sadique que peut l’être Mord, simple bourrin auquel il ne viendrait pas à l’idée de s’en prendre à telle ou telle personne a priori hors d’atteinte (comme des enfants). Très intelligent, le prétendant inavoué au trône domine son monde et on ne saurait ni lui reprocher de refuser les risques physiques induits par son ambition, ni lui attribuer un égo démesuré : il est prêt à se rabaisser au rang de flagorneur si cela sert ses intérêts. En outre, aidé par le hasard (la maladie d’Edouard), il incarne une figure de vilénie non liée au cinéma d’horreur et enracinée dans la réalité : celle du politicien ambitieux sans morale ni scrupule. Portant le film bien plus efficacement que les très fades personnages de “gentils”, le Richard de La Tour de Londres revêt donc des connotations intemporelles, mais dans le cadre du film il est celui qui donne le tempo, retranscrivant l’avancée de ses incessantes machinations dans une maquette de la cour d’où il retire les figurines des prétendants au trône qu’il est parvenu à écarter. Le film ne durant que l’heure et demie standard et ayant pas mal de pain sur la planche pour mener Richard aux portes du pouvoir, Rowland Lee se doit de ne pas faire traîner les choses (d’autant qu’il est tenu de consacrer des scènes aux exactions de Mord). Un exercice périlleux qu’il accomplit convenablement : malgré le grand nombre de personnages et la complexité des considérations politiques, le film reste fort compréhensible. Il est vrai qu’il semble parfois tomber dans la facilité en expédiant le dénouement de quelques machinations, mais cela n’est guère préjudiciable pour un scénario intense et qui sait par ailleurs se réserver quelques amples scènes de guerre (dont une fort belle sous la pluie) qui, avec les scènes d’horreur lui permettant de ne pas être un seul film de dialogue façon “théâtre filmé”.
La Tour de Londres version 1939 est un mélange entre le film historique hollywoodien, le film shakespearien et le film d’exploitation. Dans certains cas, pour ne pas dire dans la plupart des cas, l’alliage entre différentes facettes aboutit à un échec sur toute la ligne. Même si son film n’est pas un classique, Rowland Lee s’en tire fort habilement pour livrer un film qui au final peut plaire à tout un chacun. Son atout majeur, celui qui réussit à unir le tout, est sans conteste Basil Rathbone qui vole la vedette à tout le monde, certes bien aidé par le fait que son personnage soit central à l’intrigue mais aussi parce qu’il lui confère un charisme permettant d’en faire à la fois un maître conspirateur, une figure de l’horreur (plus proche d’un docteur Frankenstein que de la créature qu’il créé, et en cela la présence de Karloff à ses côtés n’est pas tout à fait injustifiée) et l’émanation d’un système et d’une époque dont il est le fruit légitime. En filigrane apparaît même les bribes d’une histoire personnelle tourmentée, avec l’abandon de l’amour de sa vie, fait mentionné au passage mais qui suffit à donner au personnage un passif qui à défaut de l’humaniser permet d’apporter un début d’explication à sa quête silencieuse mais effrénée vers le pouvoir. Bref, doté d’un tel personnage et servi par un réalisateur consciencieux et raisonnablement téméraire, et bien que n’ayant pas été doté d’un budget lui permettant d’être épique, La Tour de Londres est un spectacle plaisant à plusieurs niveaux.