La Colline a des yeux – Wes Craven
The Hills Have Eyes. 1977Origine : États-Unis
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Le succès de La Dernière maison sur la gauche n’a pas immédiatement porté ses fruits pour Wes Craven. Embauché comme monteur pour deux films de Peter Locke, un nouveau venu dans le cinéma indépendant, il dût attendre quatre années pour tourner à nouveau. Sentant le bon filon, Locke demanda à Craven de réaliser un film dans la lignée de La Dernière maison sur la gauche, capable de faire parler de lui en choquant les foules. Craven s’attela donc à la tâche, s’inspirant d’un fait divers plus ou moins vérifié survenu aux XV et XVIème siècle en Écosse, lorsque l’Angleterre de Jacques I découvrit horrifiée l’existence d’un clan dirigé par Sawney Bean en plein milieu des collines du sud de l’Écosse. Se reproduisant entre eux, se nourrissant parfois des badauds égarés, le clan valut à ces collines une sinistre réputation, toujours de mise de nos jours. Aussi important que le mode de vie du clan, le châtiment infligé par la justice du Roi Jacques à Bean et à sa famille ne laissa certainement pas Wes Craven insensible : condamnés à mort sans procès, les hommes furent castrés, leurs mains et pieds coupés et ils moururent en se vidant de leur sang sous les yeux de leurs épouses et enfants, ces derniers étant par la suite brûlés vifs. Un peu sordide, comme histoire, en effet. De quoi donner lieu à un film choc. Craven tarda pourtant à trouver l’inspiration, s’égarant en premier lieu dans une histoire située dans le futur mélangeant société dystopique, écologie, rites païens, sauvages à la douzaine et famille décidant de transgresser la loi pour se rendre dans les zones désertiques interdites des États-Unis (en cherchant bien, cette première version du scénario est trouvable sur internet). Voyant bien que tout cela ne le menait nulle part, Craven se découragea. Ce fut Peter Locke qui l’incita à se remettre à la tâche. Ce que fit le réalisateur, revoyant l’intégralité de son scénario pour n’en conserver que le strict minimum : sur le chemin des vacances, les Carter décident sous l’insistance du chef de famille de prendre une vieille route en plein milieu du désert pour faire une halte touristique dans une mine d’argent désaffectée. Le passage d’un avion militaire en rase-mottes va faire perdre le contrôle de la voiture à son conducteur, qui finit sa route dans le décor. Bloqués là, les Carver ignorent qu’ils se trouvent sur le territoire d’une famille cannibale. En d’autres termes, Craven a recours au coup de la panne au milieu de nulle part, ce qui dans les conventions du film d’horreur est un procédé facile aux finalités au moins aussi transparentes que ne le sont celles de l’amoureux du samedi soir qui tombe en panne de voiture au moment de ramener sa copine chez elle. Ce genre de point de départ peut être une arme à double tranchant : elle place le réalisateur directement face à ses responsabilités, obligé de confronter ses personnages à l’adversité sous peine de voir son film se transformer en film de vacances indigne de sortir du cercle familial. Mais dans le meilleur des cas, cela donne un film comme La Colline a des yeux, père fondateur en compagnie de Delivrance et de Massacre à la tronçonneuse de ce qui sera plus tard désigné par le terme “survival”. Des films aux scénarios très simples, dont les personnages n’ont qu’un but : survivre à leurs antagonistes.
En cette décennie 1970 marquée par les désillusions, la corruption et la stagnation, le pessimisme forcené succède par réaction à l’optimisme béat de la décennie précédente, entraînant donc logiquement des films tels que les “survivals” : continuer à vivre exige de se battre et d’écraser son prochain sans pitié. La décennie suivante, les années 80, marquera le triomphe vaniteux des vainqueurs sur les vaincus, ce qui explique l’auto-satisfaction perpétuelle dont souffrira le cinéma américain de cette époque. Mais les années 70 sont encore marquées par cette lutte pour la survie, et les réalisateurs ne regardent pas la tête qu’auront les lendemains. La Colline a des yeux prend cette lutte au pied de la lettre. Les vainqueurs du moment y sont remis en questions par les vaincus d’hier, qui prennent la forme de cette famille Mie-de-pain cannibale née du rejet de leur chef par celui qu’ils nomment “grand-père Fred”, un vieil homme autrefois prospère dont la chute fut attribuée en son temps à son dernier fils, jugé monstrueux. De nombreuses années plus tard, l’enfant abandonné dans le désert est devenu Papa Jupiter, s’est trouvé une femme (“une putain de passage” selon Fred) et a fondé sa propre famille de dégénérés exclus, dont la survie passe par l’agression des familles aisées tels que les Carter. La nature bourgeoise de ces derniers ne fait aucun doute : ancien policier, le père est du genre John Wayne. Il domine son propre clan (sa femme, son fils, sa cadette, son aînée, le mari et le bébé de celle-ci) en lui imposant ses propres vues, celles qui ont permis aux Carter d’atteindre leur haut niveau de vie actuel. Les hommes dominent, les femmes restent à s’occuper des enfants, et les vaches seront bien gardées. Même les chiens de la famille répondent à cette conception autoritaire : le mâle appelé “la bête” se distingue par son agressivité (les Carter rigolent bien en se remémorant la fois où la Bête a tué un caniche à Miami), à l’inverse de “la belle”, une chienne geignarde. Même perdus en plein milieu du désert par la faute de leur père, les Carter ne dérogent pas à leur philosophie traditionnelle. Bobby, le fils assumant les fonctions du chef en l’absence de son père parti chercher de l’aide à la station service de Fred, prend sur lui de garder secret le meurtre de Belle pour ne pas effrayer les femmes.
Les Carter ne sont cependant pas sur leur propre terrain : ils se sont aventurés dans le royaume aride des exclus retournés à la sauvagerie. Les Mie-de-pain ont clairement l’ascendant sur leurs “invités” guère préparés à subir une telle agression sur leurs valeurs. Toute la première moitié du film est consacrée à cette progressive prise de conscience que quelque chose ne tourne pas rond. Avant de se montrer sauvage, ce qui viendra dans la seconde partie, Craven se montre effrayant : le titre étrange qu’est La Colline a des yeux prend tout son sens dans la mise en scène du réalisateur, qui fixe sa caméra au loin, à la place des yeux des membres de la famille cannibale, qui observent leurs proies inconscientes avant de faire connaître leur présence (principalement par le biais de bruitages, par des cris, par émission sur les ondes CB) puis enfin de déclarer la guerre. Bien qu’ils se trouvent en plein désert, donc un milieu au grand air privé de barrières, les Carter sont en fait assiégés par une menace d’abord invisible, extrêmement inquiétante. Le silence, les grands espaces puis bientôt la nuit noire impénétrable ont quelque chose de dérangeant : tout est trop sec, trop calme. Le désert n’est pas un lieu de repos ni même le théâtre pittoresque du far west : c’est un lieu de désolation aux teintes grises et sales où vivent des créatures peu avenantes, qui se cachent dans les ténèbres avant de surgir. Profitant de leur naïveté (ils se sont laissés piégés par un cruel subterfuge prenant la forme des hurlements du père brûlé vif), les enfants de Papa Jupiter s’infiltrent sournoisement dans la caravane et dans la vie des Carter, tels les serpents ou les araignées que la mère de famille craignait et telle que l’annonçait la présence inopportune d’une mygale dans la caravane au tout début du film. Cette scène de la caravane est le lien entre la première partie effrayante et la seconde partie sauvage (c’est aussi accessoirement la meilleure scène du film) : démarrant comme l’aboutissement logique du rapprochement progressif, elle embraye sur un premier contact furieux avec la cadette restée au lit, puis avec les autres membres de la famille, revenus après la découverte du père. Confinés dans cet espace clos, les combattants cannibales au look barbare (Michael Berryman n’a même pas besoin de maquillage) font un carnage, tuant plusieurs personnes et kidnappant le bébé. Cette première bataille annonce une guerre totale qui ne s’achèvera qu’avec la destruction des deux camps.
C’est là que Wes Craven se remémore les moyens primitifs utilisés par le Roi Jacques pour punir le clan de Sawney Bean. Les civilisés, ici privés de leur chef, laissent libre court aux instincts bestiaux qui ont toujours sommeillé en eux et qui n’ont rien à envier à ceux de leurs ennemis. Bénéficiant des fruits de leur succès social, c’est à dire la technologie des armes, de l’essence, de la mécanique, ils deviennent des bêtes (la Bête, leur berger allemand, est justement le plus efficace d’entre eux) ne luttant pas tant pour se venger que pour survivre, pour préserver leurs acquis contre des exclus qui eux se battent bien pour la vengeance. Vengeance de leurs morts ou vengeance du rejet dont ils furent victimes, peu importe : l’ennemi reste le même, et ils veulent littéralement le bouffer. Craven se garde bien de prendre parti : son film est une métaphore du nouveau schéma social tendu de l’Amérique, et son point de vue est celui d’un documentariste. Les scènes d’action, particulièrement dures et parfois gores se distinguent d’ailleurs par des mouvements de caméras rudimentaires et par un montage très vif, que certaines mauvaises langues ne se privent d’ailleurs pas de taxer “d’amateurisme” quand bien même le propos du film s’en sort grandi. Loin d’être manichéen, son film est au contraire réaliste, puisque toute cette opposition trouve ses racines dans un cercle de haine logique : l’exclusion de Jupiter par son père, puis l’assaut contre les Carter vus comme des alliés du père, puis la réplique encore plus violente des bourgeois offensés. La violence engendre la violence, et à terme, les deux familles connaîtront soit la destruction, soit la victoire de l’une et la défaite de l’autre, ce qui signifierait que les luttes intestines de l’Amérique ont atteint un point de non-retour, là aussi destructeur. L’espoir n’est pourtant pas tout à fait absent et prend la forme de Ruby, fille de Jupiter désireuse de fuir ses propres troupes. Que la seule pacifiste du film vienne du clan des “méchants” pourrait être vu comme un acte d’engagement de la part de Wes Craven pour l’un des camps, ce qui n’est pourtant pas le cas. L’initiative de Ruby est purement personnelle et ne saurait refléter la réalité de sa propre famille, définitivement tombée dans la sauvagerie. Elle ajoute même encore une touche de réalisme en représentant à l’écran ceux qui ne se sont pas laissés gagner par la colère et qui gardent la tête froide dans un contexte des plus difficiles.
Peut-être moins répulsif que Massacre à la tronçonneuse, ou en tout cas jouant de cet aspect sur un autre niveau, La Colline a des yeux est un fleuron du survival en même temps qu’un regard pertinent porté par un ancien professeur de philosophie sur la nouvelle Amérique, celle des inégalités croissantes et des colères qui en découlent. Après une Dernière maison sur la gauche déjà caractérisée par la rudesse de la forme et la violence du fond, Wes Craven s’empare très brièvement du titre de réalisateur phare du cinéma d’horreur américain, profitant de la chute déjà annoncée de Tobe Hooper, dont Le Crocodile de la mort peine à se hisser au top niveau. Hélas, il ne restera pas au sommet bien longtemps, victime de sa difficulté chronique à trouver la motivation, ainsi que de l’émergence de nouveaux cinéaste tels que John Carpenter ou du retour d’un George Romero dépité par les échecs de ses subtils films sociaux.