L’Oiseau au plumage de cristal – Dario Argento
L’Uccello dalle piume di cristallo. 1970Origine : Italie / R.F.A.
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Quand bien même on a participé à l’écriture du scénario d’Il était une fois dans l’ouest, on ne peut rester scénariste toute sa vie. Ambitieux, Dario Argento n’attendit pas qu’un projet lui tombe tout cuit dans le bec pour réaliser son premier film. Faisant preuve d’une grande détermination, il cherche lui-même à se forcer les portes du métier de réalisateur, et puisque personne ne semble décidé à lui confier un budget, il fonde avec son père sa propre compagnie de production, la SEDA, pour produire son adaptation non officielle du roman Screaming Mimi de Fredric Brown, un auteur habitué aux pulps américains que Argento découvrit grâce aux bons soins de Bernardo Bertolucci, son collègue sur Il était une fois dans l’ouest. Un roman déjà porté officiellement à l’écran en 1959 par un allemand expatrié aux États-Unis, Gerd Oswald. Louchant sur le projet d’Argento, la prestigieuse firme italienne Titanus de Goffredo Lombardo (producteur notamment de Rocco et ses frères et du Guépard de Visconti) vint apporter un complément budgétaire, et tenta peu de temps après le début du tournage de virer Dario Argento, dont le travail était jugé trop peu commercial. Mais le romain tint bon, motivé par sa farouche volonté de s’inspirer du pulp de Fredric Brown et du suspense à la Hitchcock pour dépoussiérer le giallo italien, dont la naissance au cinéma par Mario Bava tardait à faire de prestigieux émules.
Américain séjournant en Italie chez sa maîtresse Giulia (Suzy Kendall), l’écrivain Sam Dalmas (Tony Musante) s’ennuie. Ne disposant même pas d’assez d’argent pour se payer le vol du retour, il fut contraint de rédiger un livre d’ornithologie pour gagner un peu de sous. Pressé de quitter Rome, il ne porte aucune attention à l’actualité de la capitale, et notamment aux meurtres qui viennent de troubler la quiétude de la ville. Sans le vouloir, il va se retrouver un soir le nez dans cette affaire : derrière la vitrine d’une galerie d’art, il assiste impuissant à l’agression de Monica Ranieri. L’assassin réussit à prendre la fuite sans que son visage n’ait été vu. Sam parvient malgré tout à pénétrer dans la galerie et à prévenir les secours suffisamment tôt pour sauver la vie de la victime. Témoin important dans l’enquête de police qui s’ensuit, l’américain est contraint de rester en ville par l’Inspecteur Morosini (Enrico Maria Salerno). Pris au jeu, il se lance dans sa propre contre-enquête, ce qui lui vaut de devenir également la cible du tueur…
Produit de plusieurs influences, dont la plus importante reste tout de même Mario Bava, L’Oiseau au plumage de cristal réussit incontestablement son but de redonner de la vitalité au giallo en ces temps de westerns à la chaîne. Très méticuleux, Dario Argento ne laisse rien au hasard et articule son film sur des points de détails constituant les clefs pour résoudre une enquête menée par un Sam Delmas qui du coup trouve un plaisir qu’il n’avait su prendre durant tout son séjour en Italie. Écrivain, l’homme se montre de plus en plus inspiré par cette histoire de tueur, au point de se détacher petit à petit de la police pour faire ses recherches en solo, côtoyant quelques marginaux (le taulard bègue, le peintre bouffeur de chats) et traînant ses guêtres dans des coins assez bizarres. Plus le temps passe, moins il semble perturbé par l’idée qu’il puisse lui-même être assassiné, allant jusqu’à poursuivre un tueur après que celui-ci eut échoué à lui tirer dessus et se soit replié dans la foule. Une certaine forme d’humour presque masochiste (et hitchcockien) perce derrière ce récit pourtant en apparence on ne peut plus sérieux. On peut y voir une sorte de vision ironique de la part d’Argento sur tous les métiers créatifs, dont les représentants deviennent plus ou moins fous au contact d’évènements les faisant sortir de la routine quotidienne, telle que celle vécue par Sam avant d’assister derrière une vitre à l’agression de Monica Ranieri, qui elle-même tient une galerie d’art. Cette scène prend d’ailleurs des allures de véritable spectacle à l’intérieur duquel le spectateur (Sam) est invité à entrer par la victime, qui l’appelle à l’aide. La participation de Sam à l’enquête n’est donc pas une surprise : son âme d’artiste a repris le dessus, et c’est finalement sans regrets qu’il remet son retour aux Etats-Unis à plus tard. Même sa petite amie Giulia ne l’intéresse pas autant que cette histoire qui se pimente lorsque le tueur semble s’inspirer d’un tableau naïf représentant le meurtre d’une femme. A Sam d’interpréter cette toile peinte par le cinglé joué par le toujours fantasque Mario Adorf. Ce défi l’obsède d’autant plus qu’il sait avoir remarqué un élément décisif lors de l’agression de Monica, mais dont il n’arrive pas à se souvenir malgré ses tentatives de se “repasser le film” (qui permettent à Argento de ressortir la même scène plusieurs fois, exigeant du spectateur de remarquer le fameux détail crucial).
De son côté, le tueur exacerbe cette soif d’enquêter non seulement en tentant à l’occasion de l’assassiner mais aussi en l’appelant régulièrement au téléphone. Il semble évident que l’assassin s’amuse lui-même beaucoup à jouer au chat et à la souris avec Sam, un confrère… Du coup sa vraie identité est assez aisée à retrouver, mais Argento ne semble pas s’en soucier. Sans aller jusqu’à dire que le nom du meurtrier est un “McGuffin” cher à Hitchcock (c’est en revanche un cas saisissant de traumatisme psychologique cher aux gialli), le réalisateur préfère de toute évidence se frotter à un exercice de style apte à donner de la profondeur à cette aventure pleine de frissons dans laquelle s’est immergé son personnage principal. Ainsi les scènes de meurtres, très graphiques et maniérées (on y trouve le tueur ganté vêtu de cuir noir, l’utilisation presque expressionniste des ombres, les visions subjectives se terminant en furieux coups de poignards) font écho au léger surréalisme empreint d’humour noir qui caractérise la démarche de Sam Dalmas. Avant de croiser les Goblins, Argento trouve son premier alter ego musical en la personne d’Ennio Morricone, dont la composition pleine de grincements fort peu harmonieux (sortes de trompette bouchée) encadre à merveille les ambitions du film et de son réalisateur, mi-effrayante mi-ironique.
Si L’Oiseau au plumage de cristal (un fort beau titre à l’image alambiquée du film, reposant également comme l’enquête de Sam sur un point de détail) manque encore d’ampleur, de baroque et de fantaisie, il ne s’en pose pas moins comme le fondateur de la seconde génération de giallo, descendante légitime de La Fille qui en savait trop de Mario Bava. C’est en se basant sur le travail d’Argento et de ses techniciens que le giallo réussit à s’imposer pour faire de l’ombre aux westerns, et son succès fracassant fit taire les mauvaises langues de la Titanus, en même temps qu’il lança une vague de gialli dont les titres mêmes se basèrent sur la vague “animalière” ici inaugurée. Le premier essai de Dario Argento derrière la caméra pouvait difficilement être plus fructueux.