CinémaDrame

L’Insomnie – Franck Stella

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L’Insomnie. 2005

Origine : France 
Genre : Punk 
Réalisation : Franck Stella 
Avec : Franck Stella, Peter Burley, Yves Denencay, Alain Furcajg… 

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Âgé de même pas 30 ans, Franck Stella, au moment de réaliser L’Insomnie, compte déjà deux longs métrages à son actif : L’Art de vivre en 2001 et Dark Dogs en 2002. Deux films totalement indépendants, conçus avec une poignée de fidèles collaborateurs (et amis, très certainement) qui ont tous prêté main forte à un réalisateur forcément obligé de s’occuper de bien d’autres fonctions que la mise en scène. L’Insomnie ne déroge pas à la règle, et comme pour ses deux précédents films, Franck Stella a recours à la DV et au noir et blanc. Un choix dicté davantage par la volonté que par la contrainte budgétaire, puisque Stella dispose d’ores et déjà d’une vision artistique très affirmée, mélangeant plusieurs influences de natures différentes, mais finalement toutes liées entre elles dans le refus des convenances et des règles établies. Il y a déjà l’attrait pour le romantisme littéraire et pictural des XVIII et XIXème siècle, qui accoucha du mouvement gothique révolutionnaire et idéaliste. Il y a ensuite les musiques punk et new wave (façon The Cure), et tout le nihilisme qui y est associé. Notons d’ailleurs que Stella a lui-même été le chanteur d’un groupe punk. Enfin, au niveau cinématographique, ses influences sont doubles : d’une part la nouvelle vague française des années 60 pour ses audaces stylistiques, et d’autre part le cinéma asiatique moderne, lui aussi pour des raisons d’innovations formelles associées à des sujets plutôt originaux.
Pour sa part, L’Insomnie se révèle assez proche du Tetsuo de Shinya Tsukamoto, à ceci près que le cyberpunk cronenbergien se fait punk tout court. C’est un film urbain, qui à première vue pourrait être un démarquage de La Haine… Cependant, si le film comporte une part de social, il vise plutôt à présenter le naufrage de Francky (son principal protagoniste, incarné par Franck Stella lui-même) dans la violence et le rejet de tout lien social. Il n’y a pas à proprement parler d’enjeux au bout de la vie de Francky, ce qui est parfaitement cohérent avec l’optique pessimiste du film. Il ne faudrait pas croire non plus que le choix de la DV soit dû à la volonté d’adopter un style réaliste : c’est avant tout un moyen de montrer la vision du monde pour le moins maladive de Francky, qui souffre d’insomnies depuis le suicide de son frère, évènement venant ouvrir le film et qui achève la vie de Francky, déjà pas bien reluisante, entre un père alcoolique à aller régulièrement repêcher dans la rue et un total manque de perspectives d’avenir. La mise en scène se fait donc agitée, caméra à l’épaule, et colle la plupart du temps au plus près des personnages afin de remplir le cadre et de donner une impression d’étouffement. Le réalisateur cherche clairement à éviter que la vision de son film se fasse dans des conditions confortables. A ce titre, le style employé est bien en adéquation avec le scénario, et on ne peut pas reprocher au film de faire dans l’effet tape-à-l’œil, surtout que malgré ses cadrages décadrés et ses mouvements incessants, le film ne verse pas pour autant dans cette forme d’hystérie qui consiste à filmer systématiquement à côté de ce qui doit être au centre de l’attention. Il est même sobre, avec un rythme plutôt lent. L’usage du noir et blanc entre dans le même raisonnement : le fort contraste se veut également étouffant, en plus d’alourdir la morosité des quartiers populaires parisiens. Le traitement du son est lui aussi fort particulier : les dialogues ayant été enregistrés de façon brute, leur niveau sonore est lui aussi fort contrasté, entre le très fort et le quasi inaudible. Les images sont de toute façon plus parlantes.
L’Insomnie est donc un film prônant une immersion totale dans son sujet, mais sans vouloir passer pour un documentaire. On le rapprocherait plutôt du courant de conscience, cette méthode littéraire consistant à modifier le style de narration en fonction de l’état d’esprit du personnage principal.

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Cet état d’esprit, justement, est celui d’un jeune homme qui perd tous ses maigres repères avec son frère, et qui en regagne d’autres, cette fois antisociaux, au contact d’un entraîneur de boxe. Boxeur amateur, Francky est repéré par un anglais infirme et aigri, qui va lui enseigner une conception de la boxe qui n’a rien de sportive. Ce sport n’est alors plus le noble art, et l’entraîneur n’est certainement pas le Mickey de Rocky, film aux antipodes de celui-ci. La boxe n’est plus un moyen de se sortir d’une condition difficile, mais bien un moyen de sombrer corps et bien. L’entraîneur anglais de Francky pourrait d’ailleurs très bien être un Francky plus âgé, transmettant son manque de principes à un jeune qui disposait encore de quelques illusions. Pour cet entraîneur, l’intérêt de la boxe se résume à casser la gueule des gens, ce qui implique également d’être soi-même prêt à recevoir des coups, à s’habituer à la douleur. L’entraînement n’apprend pas l’esquive, mais la capacité d’encaisser la douleur, parfois même en la donnant (s’exercer contre un mur et non contre un sparring partner). La conséquence de tout cela est que Francky, un homme déjà assez peu scrupuleux, va devenir un prédateur urbain, s’affranchissant des quelques maigres liens sociaux qui le maintenaient dans la réalité (l’insomnie n’est alors plus à prendre au sens propre, mais bien comme la traduction de la rupture sociale définitive). Aux provocations des passants, aux remarques grivoises sur sa propre soeur succèdent la violence ouverte comme conséquence de penchants protecteurs quasi-incestueux de plus en plus accentués. Francky ne considère alors plus sa soeur que comme sa propriété exclusive, lui niant au passage tout droit à l’autonomie, et encore plus lorsqu’elle est courtisée par le propre ami de Francky. A ce stade, les amis deviennent des rivaux, des ennemis, et la bagarre est inévitable, entraînant donc le mépris et la haine réciproque. L’ambiance devient franchement délétère, sans que Franck Stella n’ait eu recours à des scènes explicites. La violence est bien montrée, mais elle n’a rien d’excessif. Car pour être devenu un animal, trouvant d’ailleurs son seul refuge auprès des animaux à qui il conte ses déboires (une symbolique bien lourde, il faut l’admettre), Francky n’en est pas pour autant intouchable (il n’est pas plus Rocky Balboa que John Rambo). C’est ce qui le rend si pathétique : malgré son entraînement, malgré son manque de scrupules, il n’est à l’abri de rien, se faire narguer par son ancienne copine ou être passé à tabac par une bande de punks dans laquelle figure un de ses anciens amis revanchard. A l’instar de son entraîneur et mentor, qui finira mal, il est bien devenu une bête, mais une bête humaine, et à ce titre son caractère demeure le prolongement de sentiments classiques : l’amour de sa soeur, la jalousie, la colère. Il y a aussi la relation amour / haine avec son père, peut-être encore plus désocialisé que lui, et qui à ce titre ne peut que faire ressortir les penchants humains que Francky aimerait voir disparaître. C’est pourquoi le personnage en lui-même demeure réaliste, et que les sentiments à son égard ne sont pas entièrement négatifs, même si ses actes sont difficilement défendables.

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L’Insomnie est un film assez peu facile d’accès : son traitement est fort particulier, et son scénario est plutôt aride. Le spectateur doit lui-même se charger d’en comprendre les thématiques, ce que le réalisateur s’efforce de favoriser en ayant recours à différentes techniques d’immersion capable d’impliquer le public auprès du personnage. Franck Stella a donc bien su faire converger la forme et le fond, et il a probablement livré sans abandons le film qu’il avait en tête. Le côté très indépendant de L’Insomnie lui a permis de faire ce qu’il souhaitait, et de livrer un film qui ne plaira certainement pas à tout le monde. Là n’est de toute façon pas le but de ce genre de cinéma éminemment personnel, fort méritant.

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