CinémaDrame

L’Exercice de l’État – Pierre Schoeller

L’Exercice de l’État. 2011.

Origine : France/Belgique
Genre : Politique-fiction
Réalisation : Pierre Schoeller
Avec : Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Breitman, Laurent Stocker…

Dans un immeuble aux dorures nombreuses et qui respire le raffinement, des huissiers cagoulés installent bureau, chaises, et autres matériels. Une femme nue s’avance dans une pièce presque vide et s’approche d’un crocodile qui la regarde. Elle se met à 4 pattes puis s’engouffre d’elle-même dans la gueule grande ouverte du saurien. Bertrand Saint-Jean, dans son lit, a une érection. Il est en plein rêve, mélangeant son lieu de travail, le ministère, à des fantasmes érotiques étranges. C’est alors que le téléphone sonne et qu’il apprend qu’un car transportant des enfants est sorti de la route dans les Ardennes, pour finir quelques mètres en contrebas. En tant que ministre des Transports, sa place est forcément là-bas. Il se met donc en route en compagnie de Pauline, son assistante en communication.

Dès le début du film, Pierre Schoeller nous plonge dans le plus dur du travail de ce ministre : aller constater de visu la gravité de l’accident, subir la vision de corps écrasés par le car, faire acte de présence tout en ne pouvant rien faire d’autre, trouver quelques mots à dire pour la presse, une pensée pour les familles, évoquer une recherche des causes… L’impuissance politique est à l’œuvre : sur un tel événement, Bertrand Saint-Jean n’a évidemment aucune prise, mais il se doit d’être là, de parler aux médias, de représenter l’autorité, bienveillante et compatissante.
Mais sur le reste, sur la vie politique de tous les jours, est-il véritablement moins impuissant ?
De retour au bureau, la « routine » le rattrape vite : réunions de travail avec ses assistants, discussions autour de projets politiques avec son chef de cabinet, interviews sur une grande chaine de radio… et question qui tue : « Un projet de privatisation des gares est en route, paraît-il, en tant que ministre des transports, nous confirmez-vous ce projet ? » et une réponse immédiate : « La privatisation des gares n’est pas à l’ordre du jour. » Mais en est-il si sûr ? Où est-il en train de subir les assauts à fleurets mouchetés d’un autre ministre, peut-être plus en cour à Matignon, le ministre du Budget ? Pour Saint-Jean, privatiser les gares serait une grosse erreur et il ne veut pas voir son nom associé à une telle réforme. Il s’active donc pour obtenir un démenti du premier ministre. Qu’il finit par obtenir. Assez mollement, cependant…

La force du film de Pierre Schoeller réside dans ce qu’il suit son ministre pied à pied, dans ses déplacements comme dans ses réunions, dans ses participations à des cérémonies officielles comme dans sa vie privée (presque nulle). On le découvre plein de doutes et de contradictions. A la fois sympathique et autoritaire, humain mais froid, toujours entouré mais constamment seul. Si l’on n’a pas de détails sur son parcours antérieur, on sait qu’il s’est déjà forgé de belles inimitiés et que ses amitiés, plus rares et surtout beaucoup plus fragiles, sont professionnelles et ne dépassent quasiment pas ce stade.
C’est alors qu’une rencontre étonnante se produit : donnant congé à son chauffeur qui vient d’avoir un enfant, il se retrouve avec un chômeur de longue durée pour le piloter, recruté dans le cadre d’une action éminemment politique (et en tant que telle médiatisée) de lutte pour le retour à l’emploi. Kuypers, son nouveau chauffeur, est brut de décoffrage. Taiseux, massif, inexpressif, ou presque. Et son impassibilité impressionne le ministre qui peut se lâcher un peu avec lui, quitter ce monde d’éléments de langage et laisser échapper un peu de cette pression avec laquelle il vit tout le temps.

Le petit monde politique de Monsieur Saint-Jean tourne donc assez bien et ronronnerait presque, lorsque le projet de privatisation des gares revient sur le tapis et lui est proposé/imposé par Matignon et l’Elysée. Visiblement, il n’a pas le choix. Et s’il accepte de mener cette grande réforme, il devra la porter devant les Français, la leur vendre, en vanter les mérites et s’en faire le porte-étendard. Bref, se renier et renier ce qu’il a toujours dit… Cruel dilemme, classique en politique.

L’Exercice de l’État est âpre, tendu, traversé d’une violence sourde entre les différents politiciens et d’une brutalité constante dans les rapports entre les hommes (du ministre envers ses collaborateurs, en particulier, mais aussi du président, envers ses ministres). L’exercice de l’Etat est visiblement un exercice difficile, extrêmement prenant à quiconque y consacre sa vie. Les grands principes et la volonté affichée de servir la République et ses citoyens se mêlent à de multiples renoncements, concessions et volte-face pour conserver son maroquin ou obtenir une circonscription gagnable pour les prochaines législatives. Tout est sous contrôle (ce que l’on dit, ce que l’on fait) et pourtant tout peut très vite déraper et le destin échapper à celui qui s’en croyait maître. Les fidélités ne sont pas forcément récompensées, ni les amitiés sincères. Si crocodile il y a, comme dans le rêve du début, chaque homme politique en est un, défendant sa place dans le marigot à coups de crocs ou de queue. Mais, si les journées s’allongent et durent tant et plus, tout cela semble extrêmement vain, tant le pouvoir semble illusion plus que réalité et les ficelles tirées d’ailleurs, d’un peu plus haut en particulier, où l’on garde constamment un œil rivé sur les sondages…

La vision de ce « grand serviteur de l’Etat », comme s’appellent parfois les ministres, se débattant entre ses idéaux, la réalité et les différents projets politiques en cours, est un spectacle passionnant et froid, désespérant aussi. On a toujours autant de mal à comprendre pourquoi ils sont si nombreux à courir après de telles places, après ces ors du pouvoir qui ne rendent visiblement pas plus heureux. Le pouvoir, justement, ou l’illusion du pouvoir, peut-être le seul moteur de ces êtres pétris d’ambition et toujours prêt à s’asseoir sur leur amour propre pour la satisfaire.
Olivier Gourmet est ici parfait en interprète de Bertrand Saint-Jean. La présence de ce Belge habitué des tournages de frères Dardenne (mais aussi de nombreux plateaux français) n’est pas une surprise puisqu’ils sont ici co-producteurs. En chef de cabinet, Michel Blanc est lui aussi nickel. Fidèle à son ministre, refusant de partir pantoufler dans le privé (selon l’expression consacrée), il est un rouage essentiel et discret de l’action de Saint-Jean. Zabou Breitman, en chargée de com’, est à la fois énervante (dans ce qu’elle incarne cette parole contrôlée et calculée non pour convaincre et défendre des projets assumés mais pour vendre une soupe, quel que soit le goût ou la couleur de celle-ci) et touchante (elle n’est, au fond, qu’un petit maillon de plus au service du ministre, toujours dans l’ombre, et parfois obligée de subir ses humeurs). Sylvain Deblé, dans le rôle du chômeur mutique devenu chauffeur de ministre est criant de vérité : il a la tête de l’emploi et l’incarne à merveille. Le reste du casting fonctionne parfaitement, entre ministres faux-culs et assistants toujours prêts à se prendre une remarque humiliante.
La seule petite fausse note de cet ensemble bien agencé viendrait peut-être de Josepha, la femme de Kuypers, ou plutôt de ses propos, défendant le service public et qui, pour le coup, sonnent un peu faux, un peu trop écrits peut-être. Mais c’est bien la seule réserve que j’émettrai sur ce film impressionnant sur ce qu’il montre : l’action politique au jour le jour et sa presque totale vacuité.
L’action politique ou… le petit théâtre des ambitions personnelles ?

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