Katie Tippel – Paul Verhoeven
Keetje Tippel. 1975Origine : Pays-Bas
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En 1881, toute la famille de Katie Tippel quitte sa région natale pour s’installer dans un taudis d’Amsterdam. La pauvreté extrême qu’ils connaissent alors conduit la jeune femme à se prostituer…
L’héroïne du film Katie Tippel s’appelle en réalité Neel Doff, une néerlandaise qui a connu la misère avant de devenir très riche et d’écrire tardivement son autobiographie en trois volumes et en français sous le pseudonyme de Keetje Trottin. La jeune femme ayant en effet réussi à se sortir de sa situation peu enviable en posant pour des peintres de renom (tel que James Ensor) puis en épousant un riche socialiste, qui lui lègue toute sa fortune à sa mort. Ses livres constituent l’un des rares témoignages sur les conditions de vie aux Pays-Bas au XIXème siècle. Dès lors il est aisé de s’imaginer l’importance que cette histoire a pour le cinéma néerlandais, les récits historiques ayant toujours suscité l’intérêt des cinéastes. Le dernier volume des récits de Neel Doff paraît en France et en Belgique dès 1921, mais il ne sera traduit en néerlandais que tardivement, au début des années 70, ce qui permet aux Pays-Bas de redécouvrir cet auteur. Avant Paul Verhoeven, c’est le scénariste Gerard Soeteman qui s’empare du roman. Il tente de construire un fil narratif à partir des tranches de vies un peu décousues racontées par Neel Doff et retitre l’histoire en Keetje Tippel, le mot « Tippel » faisant référence au racolage dans la rue et à la prostitution. Gerard Soeteman est un associé de longue date du cinéaste hollandais puisqu’il signe le scénario de la série télévisée Floris, première expérience professionnelle de Verhoeven, ainsi que la quasi totalité des films de sa période hollandaise. Les deux hommes se retrouveront pour Black Book.
Pour ce film, Verhoeven retrouve aussi son producteur attitré, Rob Houwer, ainsi que de nombreux acteurs avec qui il a déjà tourné et tournera encore, dont le couple vedette Monique van de Ven / Rutger Hauer qui a été révélé par Turkish Delight. Le tournage s’effectue donc avec cette équipe d’habitués dans de très nombreux décors naturels. Les Pays-Bas des années 70 sont encore chargés d’histoire et bon nombre de bâtiments et de rues n’ont guère changés depuis le XIXème siècle. Il est toutefois impossible à l’équipe technique d’effectuer toutes les prises de vues uniquement à Amsterdam, la ville n’offrant pas assez de lieux d’époques pour fournir tous les décors du film. Le tournage est ainsi contraint de se délocaliser dans toutes les principales villes de Hollande, et bien souvent une même scène du film regroupe des prises de vues de Amsterdam, Utrecht, Haarlem et La Haye ! Signalons également que Katie Tippel est le seul film de la période hollandaise du metteur en scène qui contient un décor réalisé en studio, tout le reste étant filmé en décors naturels. Il s’agit de la cave qu’habite la famille de Katie Tippel qui a été ainsi construite, d’une part parce que l’équipe technique n’est pas parvenue à trouver un tel lieu encore existant, et d’autre part pour des raisons techniques : au début du film cette cave est inondée, et il était bien plus commode d’inonder un décor de studio construit dans cette optique précise. Le résultat à l’écran est en tout cas bluffant, notamment grâce au très bon travail de Jan de Bont, chef opérateur attitré de Verhoeven et par ailleurs mari tout récent de l’actrice Monique van de Ven au moment du tournage. En effet, les éclairages très travaillés dont bénéficie le film donnent une cohérence visuelle à tout cet ensemble de lieux et de décors a priori disparates. En outre Jan de Bont prend soin de donner à ce film des teintes picturales qui ne sont pas sans rappeler le travail de certains peintres contemporains de Neel Doff. De quoi inscrire visuellement le film dans l’Histoire. De même, Verhoeven soigne la composition de certaines scènes qui se réfèrent explicitement au œuvres de nombreux impressionnistes, dont Toulouse Lautrec. Enfin, l’éclairage très contrasté n’est pas sans évoquer de grands peintres hollandais, passés maîtres dans l’art du clair-obscur comme Rubens ou Rembrandt.
Mais si visuellement ces efforts donnent une esthétique très particulière et très tranchée au film, l’histoire, elle, reste clairement marquée par un souci de réalisme très présent. Tout d’abord le scénario, bien que romancé, suit à la lettre les aventures que décrit Neel Doff et demeure très fidèle à sa vie. Ensuite, l’approche est réaliste dans la mesure où Verhoeven ne tergiverse pas quand il s’agit de montrer la violence des répressions policières ou la sexualité des prostituées. Comme à l’accoutumée chez le cinéaste, sexe et violence sont très présents. Peut-être même un peu trop en ce qui concerne le sexe avoue Verhoeven quand il reparle de son film aujourd’hui. Il est en effet vrai que les scènes qui ne contiennent pas de passage sexuel sont rares dans le film ! Il faut dire tout de même que l’histoire s’y prête bien. Prostituée, Katie Tippel se verra exploitée durant tout le film, et tous les hommes qu’elle croisera en voudront à son corps. Le film introduit également, et pour la première véritable fois si on laisse de coté les quelques maladresses de débutant de Business is business, un personnage de femme très forte. Verhoeven décrit Katie Tippel comme une femme décidée, qui sait ce qu’elle veut et qui est prête à se battre pour l’obtenir. Monique van de Ven est une actrice à la personnalité très extravertie qui donne à ce personnage peut-être encore plus de force et de volonté que n’en avait Neel Doff, qui paraît plutôt réservée dans ses livres. En tout cas, nous avons là un personnage comme on en retrouve dans Spetters, Le Quatrième homme, Showgirls, Basic Instinct jusqu’à Black Book et j’en oublie. Katie Tippel est donc une figure intéressante à plus d’un titre dans la filmographie du réalisateur.
Enfin, l’un des aspects les plus marquants de Katie Tippel est le tableau très critique qu’il fait du XIXème siècle et du capitalisme alors en pleine croissance. Derrière le biopic et les aventures du personnage principal, le film cache une véritable critique sociale qui dénonce l’oppression de la classe dominante et le pouvoir corrupteur de l’argent. Dans un premier temps, les illustrations explicites de la lutte des classes sont nombreuses, dès le début où l’on voit le bourgeois possédant les moyens de production qui emploie le père de Katie Tippel vérifier, au moyen de sa canne, la bonne qualité des dents de son employé en guise d’entretien d’embauche, comme si c’était un cheval ou un chien qu’il achetait… et le père d’accepter volontiers cette humiliation en échange de quelques piécettes. De plus, le film décrit dans les détails le cheminement qui amène Katie et sa sœur à la prostitution et l’exploitation qui en résulte. Exploitation qui relève de la plus pure expression du capitalisme sauvage, les prostituées constituants sans doute les prolétaires les moins bien lotis, qui ne possèdent que leur corps comme source de revenu. L’innocente Katie se verra ainsi exploiter sans d’abord comprendre les attraits dont son minois et son corps sont pourvus (son patron à la fabrique de chapeau la viole, et le médecin offre de la soigner de la tuberculose en échange de faveurs sexuelles…) puis elle en fera une arme et un moyen de gravir les échelons de la société (en devenant la maitresse de bourgeois).
Ce qui frappe également dans le film c’est l’absence totale de conscience de classe qui existe au sein des prolétaires. Les seuls architectes des mouvements sociaux que l’on y voit sont des bourgeois ou des artistes lettrés. Mais au sein des classes populaires, c’est le capitalisme qui règne en maître. Un capitalisme peut-être encore plus violent que celui exercé par la bourgeoisie puisqu’il conduit à l’absence totale de toute solidarité, et même à une concurrence acharnée et destructrice. Ainsi, l’arrivée de Katie dans la teinturerie est très mal vue par les employées qui savent que l’arrivée d’une nouvelle est synonyme de diminution du salaire individuel. S’ensuivront des brimades qui feront renvoyer Katie. De même, au sein de sa famille règne le même climat d’hostilité. Alors que la misère noire dans laquelle elle est plongée devrait renforcer la solidarité qui existe entre les membres de la famille, il n’en est rien, et les sœurs se battent pour le moindre bout de gras dans la soupe. Imprégnée de cette mentalité, Katie finit par adopter la même. Devenue riche, elle n’hésite pas couper les ponts sans regret avec sa famille pauvre, qu’elle abandonne d’autant plus facilement que ses proches faisaient preuve de méchanceté envers elle. Le film se montre particulièrement réaliste en montrant cela, puisque la vraie Neel Doff finira elle aussi corrompue par l’argent et même devenue très riche elle ne donnera jamais rien à aucune œuvre de charité, comme pour enfermer à jamais son passé. Dans le film on retrouve la même gêne chez Katie à propos de son passé, notamment lors de la scène où, devenue une bourgeoise en belle robe, elle croise un ancien client qui avait payé son corps deux sous. Enfin, signalons que dans le script original du film, l’histoire se terminait par Katie, devenue vieille en train d’écrire ses mémoires (l’ensemble du film ne constituant qu’un long flashback) mais surtout qui claque ses volets aux nez de mendiants pour pouvoir écrire tranquillement. Une scène que Verhoeven regrette à présent de ne pas avoir tourné. Au lieu de ça, le film se termine par un plan où l’on voit Katie lécher le sang de son riche nouvel amant, comme pour figurer qu’elle est à présent devenue une bourgeoise prête à vampiriser l’argent des autres.
Une fin peut-être moins percutante mais qui caractérise de bien belle manière un personnage terriblement ambigu qu’il est possible d’admirer comme de détester. Cela me permet de conclure en disant que peut-être bien plus que le cinéaste du sexe et de la violence qu’on le dit être, Verhoeven me paraît être le metteur en scène de l’ambiguïté. Cette ambiguïté qui caractérise tellement bien les êtres humains, les vrais, pas ceux d’un cinéma hollywoodien auquel Verhoeven tournera toujours le dos. En cela Katie Tippel est un très bon film qui s’inscrit sans peine dans l’excellence de la démarche cinématographique de son auteur.