Gran Torino – Clint Eastwood
Gran Torino. 2008Origine : États-Unis
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La rengaine est désormais connue : depuis le rigolard et néanmoins mélancolique Space Cowboys (2000), dans lequel Clint Eastwood luttait avec vigueur contre le jeunisme ambiant en démontrant qu’il fallait encore compter avec lui (ce dont nous n’avions jamais douté), chacune de ses apparitions en tant que comédien nous est présentée comme étant sa dernière. Mais ni Créance de sang (2002), où il regarde la mort en face sans pour autant céder à ses puissants appels, ni Million Dollar Baby (2004), dans lequel il joue les anges de la mort, n’ont eu raison de Clint Eastwood acteur. De part son contenu et sa conclusion, Gran Torino apparaît comme le chant du cygne, à la fois attendue et tant redoutée, de la figure eastwoodienne. Mais avec ce diable d’homme, on ne peut jurer de rien.
Retraité des usines Ford et vétéran de la guerre de Corée, Walt Kowalski occupe son temps à bricoler, entretenir son jardin et, surtout, à bichonner sa Ford Gran Torino de 1972, sa fierté et l’objet de bien des convoitises. Dans son quartier, il fait figure de vestige, demeurant l’un des derniers américains pure souche vivant là, alors que l’essentiel du voisinage se compose d’Asiatiques avec lesquels il ne veut entretenir aucun contact. Pourtant, à la faveur d’une rixe entre le fils de ses voisins et les membres d’un gang au cours de laquelle il intervient l’arme au poing pour éloigner les perturbateurs de sa propriété, les choses vont changer. Devenu le héros du quartier, Walt commence à se rapprocher de ses voisins et découvre à son grand étonnement qu’ils ont beaucoup en commun.
Au terme de sa parenthèse italienne et le début de la reconnaissance sur ses terres, Clint Eastwood s’est fait une spécialité des rôles de bougons irascibles, auxquels il témoigne une affection toute particulière. L’âge aidant, cette inclinaison s’est muée en habitude pour atteindre son apogée avec le personnage de Walt Kowalski, qui en constitue l’incontestable mètre étalon. Clint Eastwood n’hésite d’ailleurs pas à surjouer les grincheux avec une visible délectation, poussant même le vice jusqu’à émettre des grognements à rendre jalouse sa brave chienne, qui ne pipe mot. A cet égard, la première scène -l’enterrement de son épouse- est représentative de son caractère inflexible et bourru. Tout à son chagrin, il ne peut néanmoins pas s’empêcher de montrer de l’animosité à l’égard de ses petits-enfants irrespectueux, de faire des reproches à ses deux fils, et d’envoyer bouler le prêtre en personne. Et ce ne sont pas non plus les réflexions avenantes à l’égard de ses voisins -des Hmong, un peuple originaire des régions du Sud de la Chine- qui l’étouffent. Raciste, hargneux, peu aimable, Walt Kowalski présente tellement de tares qu’on se demande comment son épouse, une bonne catholique, a pu le supporter durant toutes ces années. En fait, ce personnage est en quelque sorte le prolongement de Harry Callahan (L’Inspecteur Harry, 1971), rôle emblématique de l’acteur qui lui a valu par la suite les inimitiés de la critique de l’époque, prompte à le taxer de fasciste. Un malentendu qui a perduré, accompagnant la carrière de Clint Eastwood jusqu’au milieu des années 80. Malin, l’acteur / réalisateur en joue abondamment, au point que les rumeurs entourant le tournage de Gran Torino faisaient état d’un probable retour de « Dirty Harry ». Et si la filiation existe belle et bien , il n’est plus question pour Clint Eastwood -à près de 80 ans- de se poser en bras armé de la justice.
D’un strict point de vue scénaristique, Gran Torino ne brille pas par son originalité. Cousue de fil blanc, l’histoire laisse peu de doute quant à son déroulement et à son issue. L’art de Clint Eastwood réside dans sa capacité à composer avec ce sentiment de déjà-vu pour parvenir tout de même, si ce n’est à nous surprendre, à au moins nous captiver de bout en bout. Cette abondance de clichés sert admirablement un récit qui repose en grande partie autour d’eux. Il en va ainsi des propos racistes de Walt, parfait inventaire de tous les poncifs qu’on puisse entendre à propos des différentes ethnies (juifs = pingres, il surnomme systématiquement tous ses voisins de « face de citron »…). Et qu’il soit avec ses amis (le coiffeur, le chef de chantier) ou avec les membres de son voisinage, il ne peut s’empêcher de mettre en avant leurs origines (rital, irlandais,…), de la même manière qu’on lui renvoie en pleine figure ses racines polonaises. Au-delà de l’absurdité de la situation (cette manière de rivaliser en termes offensants comme pour mieux chercher à légitimer son appartenance au pays), ces échanges mettent en lumière l’incroyable melting-pot sur lequel se sont bâtis les États-Unis, tout en rendant compte de la ghettoïsation qui en a découlé. Loin d’être l’apanage de ce seul pays, ce constat confère au film toute son universalité. Et à l’image d’un Clint Eastwood qui, dans le paysage cinématographique actuel, représente le tenant d’un certain classicisme, son personnage, Walt Kowalski, incarne dans son quartier les valeurs surannées d’une Amérique qui n’existe plus. Ancien de la guerre de Corée et des usines Ford, il a passé toute son existence à servir son pays, ce dont il s’enorgueillit. Patriote (il arbore une bannière étoilée à l’entrée de sa maison, seul signe évident de l’après 11 septembre), il ne supporte pas de voir ses enfants faire si peu de cas des produits nationaux, son aîné poussant l’affront jusqu’à travailler en tant que commercial au service d’un constructeur automobile asiatique. On retrouve là les stigmates de ce péril jaune qui a tant marqué la société américaine durant les années 90, effrayée qu’elle était par l’abondance des intérêts japonais sur leur sol. Une peur dont le cinéma s’était fait le relais, comme aux plus belles heures de la Guerre Froide, les sournois Japonais se substituant aux vilains communistes. La différence, c’est qu’ici, Clint Eastwood ne cherche pas à opposer les cultures, mais plutôt à les rapprocher.
Hermétique à tout ce qui est étranger, Walt Kowalski est amené à faire tomber les barrières qu’il a érigées entre lui et le monde pour s’ouvrir un tant soit peu sur l’extérieur, vers cet autre qui, quelque part, l’effraie. Il n’est pas anodin que cette ouverture soit impulsée par la jeune génération, celle-là même qui est née et a grandi aux États-Unis, et donc plus au faîte de ses us et coutumes. Quelle soit américaine (Walt) ou Hmong (la grand-mère), l’ancienne génération se caractérise par son refus du changement et son mauvais caractère. Pour illustrer son propos, Clint Eastwood orchestre des duels à distance entre ces deux personnages qui se regardent constamment en chiens de faïence, sans s’apercevoir qu’ils se rejoignent en un mimétisme parfait (même goût pour la chique et cette habitude de s’asseoir sous leur porche à couver du regard la rue de leur quartier, comme s’ils montaient la garde). Par petites touches, le réalisateur entérine ce rapprochement, que les premières scènes avaient déjà amorcé. En s’exilant de la maison de Walt pour rendre compte de ce qui se passe chez ses voisins Hmong, la caméra met en parallèle le climat pesant de la fête d’enterrement en l’honneur de Mme Kowalski à la lourdeur des traditions Hmong, tout en isolant dans les deux cas les deux personnages autour desquels le film va tourner. Walt comme Thao partagent cette défiance de leur entourage vis-à-vis de leur comportement jugé inopportun. Et c’est à Sue, la sœur aînée de Thao, qu’incombe le rôle de trait d’union entre ces deux êtres solitaires. Personnage immédiatement sympathique, elle se démarque des autres par son franc parler et sa manière de pleinement assumer son double héritage culturel. Son assurance contraint Walt à baisser la garde et à se laisser gagner petit à petit par la curiosité à l’égard de ses voisins, au point d’accepter l’invitation de Sue à manger chez eux. Scène pivot du film, elle offre un contrepoint parfait à celle de l’enterrement en ce sens que Walt se sent plus à l’aise chez ces étrangers qu’au sein de sa propre famille. Chez lui, Walt fait tout son possible pour s’esquiver, alors que chez Sue, il se mêle aux autres, d’abord avec méfiance puis de manière naturelle, la jeune femme l’introduisant autant chez les anciens que chez les adolescents. Au contact de ces gens, il semble plus apaisé, plus souriant, plus vivant. Mais au fond de lui-même, il ne change pas. Il conserve son langage fleuri issu de ses préjugés racistes et ne fait pas amende honorable. Il profite juste de l’instant, dans cette bulle en dehors du temps et du tumulte de la rue. Walt Kowalski n’est pas homme à se renier et encore moins à s’excuser, ce n’est pas dans sa nature. C’est un être fier qui retrouve certaines de ses valeurs chez les Hmong, et en Thao, la possibilité de réussir ce qu’il a échoué avec ses fils, en faire un homme…selon ses propres critères, bien sûr.
Sous son armure d’homme rustre, Walt Kowalski cache de nombreuses blessures. En lui-même, il souffre de ses rapports conflictuels avec ses fils, qu’il n’a pas su aimer à partir du moment où ils ont choisi une voie qui ne correspondait pas aux valeurs qu’il leur avait inculquées. Il n’entretient avec eux que des rapports distants, s’emportant contre eux à le moindre occasion. Résultat, ses fils comme ses petits-enfants ne veulent plus le voir, le considérant comme un indécrottable râleur vieillissant. Souvent perçu comme narcissique, Clint Eastwood est plutôt enclin au masochisme, ne s’épargnant jamais dans les films où il se met en scène. Tendance qui se retrouve ici, sur un mode mineur, avec ce personnage de mauvais père auquel il ne cherche aucunes excuses. A force de s’être montré toute sa vie aussi froid et distant à l’égard de ses fils, il ne récolte finalement que ce qu’il a semé, à savoir une indifférence polie lorsque celui-ci tente de renouer avec son aîné après avoir pris connaissance d’examens médicaux plus qu’alarmants. Il paie également son incapacité à révéler ses faiblesses, se masquant en permanence derrière ses allures de dur à cuire. Des allures de dur à cuire que ceux qui suivent sa carrière depuis le début connaissent bien et que Clint Eastwood se plaît à prolonger comme un ultime baroud d’honneur, mais aussi comme un leurre quant à la véritable finalité du film. Le revoir l’arme au poing, mâchoires serrées, et fusiller du regard ses interlocuteurs nous remet en mémoire tout un pan de sa carrière auquel il rend hommage tout en lui apportant un point final sur une note plus apaisée.
J’évoquais plus haut un scénario cousu de fil blanc et, si son aspect convenu est indéniable, Clint Eastwood parvient habilement à contourner cet écueil grâce à la finesse de son traitement. Par exemple, nous n’ignorons pas que Walt finira par consentir à aller se confesser auprès du jeune prêtre qui le tanne depuis le début. Or, c’est la manière dont il le fait qui étonne. Décontracté, voire nonchalant (Clint Eastwood s’est souvent montré sceptique vis-à-vis de la religion dans ses films, accordant plus de confiance en l’individu qu’en un être suprême dont se réclame pourtant la majorité du peuple américain, son Président au premier chef), il se plie à l’exercice autant pour honorer la mémoire de sa femme que pour témoigner du respect à ce prêtre qu’il a durant une bonne partie du film vertement tancé, et dont l’obstination ne s’est pourtant jamais démentie. Il en va ainsi de ses relations avec Thao, qui reposent davantage sur cette ultime chance qui lui est accordé de façonner un être conforme à ses valeurs que sur la repentance du vieux raciste contraint de se racheter une conduite au contact d’un jeune étranger. Et avant qu’il ne se montre plus affable, il faut d’abord que Thao gagne son respect en travaillant à la dure et sans se plaindre. Plutôt qu’un père, il joue auprès du jeune homme le rôle de mentor, lui offrant une alternative à la vie de petite frappe à laquelle la prédominance des gangs dans le quartier le prédisposait.
Film sur lequel plane tout du long le spectre de la mort (le film s’ouvre et se clôt par un enterrement), Gran Torino est, paradoxalement, un film plein de vie et souvent très drôle. Après trois films qui auscultaient le passé, et avant son film sur Nelson Mandela, Clint Eastwood s’accorde une parenthèse contemporaine pour témoigner de sa vision de la société actuelle qu’il juge gangrenée par l’incommunicabilité, aussi bien entre les peuples qu’au sein d’une même famille. Et puis ce film prend aussi valeur de testament. Crépusculaire, vachard, drôle, voire émouvant, Gran Torino compile, en outre, de nombreux thèmes chers à son réalisateur, pour aboutir à un résultat aussi dépouillé qu’imparable, confirmant que c’est dans la simplicité qu’il est le plus à son aise. Et Clint Eastwood de s’affirmer plus que jamais comme l’égal des plus grands.