Buffet froid – Bertrand Blier
Buffet froid. 1979Origine : France
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A la station de la Défense, sur un quai vide, la nuit, deux hommes se rencontrent : un comptable revêche (Michel Serrault) et Alphonse Tram (Gérard Depardieu), un chômeur qui tente de nouer le dialogue en évoquant calmement ses rêves, ses envies de meurtres et en offrant son couteau à son interlocuteur. Prenant peur, le comptable s’enfuit. Alphonse le retrouvera plus tard gisant dans un des couloirs du métro, un couteau planté dans le ventre. Mais pas n’importe quel couteau : c’est celui d’Alphonse, que l’on pensait égaré. Un dialogue surréaliste va avoir lieu entre le mourant à peine dérangé de passer l’arme à gauche et le chômeur amical, qui retournera ensuite chez lui, dans une tour HLM de banlieue parisienne qui ne compte qu’un seul autre logement habité, celui de l’inspecteur Morvandieu (Bernard Blier). Dès le lendemain, la femme d’Alphonse est assassinée. L’assassin en quête de réconfort (Jean Carmet) viendra rendre visite à Alphonse, et il fera également la connaissance de l’Inspecteur Morvandieu. Les destins meurtriers et banals des trois hommes seront alors liés…
Bertrand Blier, grand provocateur auquel nous devions déjà Les Valseuses remet une nouvelle fois le couvert pour un Buffet Froid qui au contraire de ses précédents films ne saurait faire preuve de vitalité. Bien au contraire, l’objectif du réalisateur est ici de verser dans un absurde glacial faisant écho à la nouvelle réalité d’une France morose qui s’était récemment dotée de banlieues dortoirs totalement anonymes déteignant sur leurs occupants au point de les vider de toute émotion, de tout enthousiasme, et d’en faire au final des êtres aussi gris que ces villes elles-mêmes. Ce propos prend la forme d’un humour très noir développé par des personnages insaisissables en raison de leur total manque de logique. Ainsi, les trois héros sont à la fois des citoyens terrorisés par l’insécurité et des assassins qui tuent avec autant de naturel qu’ils en auraient pour boire une verre. La palme de l’humour revient certainement au personnage de Jean Carmet, vieil étrangleur de femmes pleurnicheur qui en est venu à avoir littéralement peur de son ombre. Le vieil homme est en quête d’un ami (qui le raccompagnerait chez lui, le soir, parce que les rues sont dangereuses), et c’est pour cela qu’il s’est décidé à rendre visite au mari de sa dernière victime, Alphonse, un adepte du couteau qui reçoit sa visite comme si il s’agissait de celle d’un vieil ami. L’étonnement du spectateur est de taille, et ne cessera certainement pas lorsque le policier joué par Bernard Blier (troisième et dernier film sous la direction de son fils Bertrand) s’invitera en ne trouvant rien à redire à la présence d’un meurtrier déclaré et d’un autre présumé. Morvandieu ne voit pas l’utilité d’arrêter les assassins et il est d’ailleurs lui-même un adepte de la gâchette.
Dans l’univers qui est celui du film, le meurtre n’est pas quelque chose d’extraordinaire en soit, et nous observons un monde où il est au contraire partie intégrante de la vie, où il est totalement banalisé y compris auprès de personnages que rien ne prédisposait au meurtre (le vieux, le flic et le chômeur candide). En cela, le film fait état d’un humour à froid très pertinent renversant systématiquement les valeurs de notre société tout en en gardant le cadre gris et quotidien. C’est cette alliance qui fera de Buffet Froid un monument cinématographique proche du théâtre de l’absurde (Ionesco et compagnie) ou même de la pataphysique d’Alfred Jarry, Boris Vian etc… Les aventures traversées par les trois personnages principaux (amenés à rencontrer d’autres “phénomènes”) sont vues avec un total manque d’empathie, plaçant les spectateurs dans un milieu où aucune émotion, tant négative que positive, ne peut être ressentie. L’idée du quotidien banal et morose est omniprésente, contribuant grandement au ton décalé du film, qui respire la mort du début à la fin. Aucune musique ne vient le faire dévier de son orientation sinistre, et même mieux : la seule musique du film, du Brahms, sera jouée par un petit orchestre dont les membres seront assassinés par l’inspecteur Morvandieu, qui ne la supporte pas, et qui fera également arrêter un homme par une escouade complète de gendarmes sous le prétexte que l’homme est violoniste.
La sobriété (voire le monolithisme) est portée au pinacle, et dans sa quête de l’absurde, Bertrand Blier use d’une mise en scène et de décors tout aussi épurés : de grands espaces vides (les appartements, notamment, sans mobilier, qui ressemblent à des entrepôts) généralement filmés avec profondeur pour bien illustrer le manque de vie des lieux. Rien que l’introduction du film, dans un métro (la Défense, en plus) totalement déserté si ce n’est pour les deux personnages de Michel Serrault et Gérard Depardieu annonce ce style froid et dépourvu de vie qui suivra tout du long, y compris dans les relations entre les trois héros, qui ne se quitteront plus sans pourtant établir une quelconque stabilité relationnelle. Là encore, la surprise des soudaines déclarations d’amitié enchaînées avec des menaces de mort désarçonneront un peu plus le public, et ce jusqu’à l’imprévisible dénouement dans un cadre boisé que l’on aurait pu penser être favorable à une accalmie. Mais pas du tout, les personnages, totalement déshumanisés, ne seront que très peu réceptifs à la verdure et aux petits oiseaux gazouillants, qui déclencheront au contraire l’hostilité de Morvandieu, véritable rabat-joie fossoyant l’optimisme du candide Alphonse à coup d’un rouleau compresseur verbal. Ces hommes venus d’une cité de béton (le film fut tourné à Créteil) prouveront ainsi qu’ils ont définitivement perdu leur humanité dans leur quotidien déprimant.
Bertrand Blier, en s’appuyant sur des monstres sacrés de la comédie française, réussit là l’une des comédies noires les plus surprenantes et les plus extrémistes du cinéma français. Son film, unique, anticipa en outre sur les conséquences sociologiques de ces cités sans âme ayant fleuri autour de Paris depuis les années 60. Tout simplement brillant.