Jeremiah, tome 4 : Les Yeux de fer rouge – Hermann
Jeremiah
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A la fin de La Nuit des rapaces, Jeremiah s’était promis de tout tenter pour retrouver les survivants de Bends Hatch, quand bien même devrait-il pour cela traverser la frontière de la nouvelle Nation rouge et pénétrer dans un territoire duquel personne n’est revenu vivant. Loin d’oublier cette promesse, Hermann l’a juste mise entre parenthèses le temps de deux tomes qui ont eu valeur d’initiation à son univers, autant pour le lecteur que pour Jeremiah lui-même. Les Etats-Unis sont devenus une terre de non droit où règne à nouveau la loi du plus fort. Au milieu de ce chaos ambiant, Jeremiah et Kurdy tentent vaillamment de survivre, se serrant les coudes face à l’adversité. Après la quête d’un magot enfoui dans le désert puis celle de petits boulots, les deux jeunes hommes se remettent à la recherche des survivants de Bends Hatch. Et justement, ils n’ont jamais été aussi proches de tenir une piste qu’aujourd’hui. Ils ont entendu parler d’un évadé des camps de la nouvelle nation Rouge qui aurait trouvé refuge à Lerbin’s gate. Ils se rendent sur place, Jeremiah le cœur gonflé d’espoir. Une fois arrivé, ils ont la mauvaise fortune de tomber sur le corps sans vie de l’évadé : quelqu’un est passé avant eux. N’abandonnant pas aussi facilement, ils décident d’arpenter à leurs risques et périls les abords de la frontière interdite pour glaner d’hypothétiques indices. Se faisant, ils éprouvent la désagréable sensation d’être épiés en permanence ce qui, dans ce paysage de mort, leur met particulièrement les nerfs en pelote.
Au bout du quatrième tome, il n’est nul besoin de nous présenter à nouveau Jeremiah et Kurdy. Leurs caractères respectifs sont déjà bien établis, ce qui donne toute latitude à Hermann pour nous plonger immédiatement au cœur de ses nouveaux récits. Néanmoins, il se refuse à ce que les données de départ de ses personnages restent figées, et chaque nouvelle aventure du duo peut être l’occasion de nous offrir un éclairage différent de leur personnalité. Dans Les Yeux de fer rouge, si Jeremiah demeure fidèle à lui-même, autrement dit cet homme intègre qui se refuse à tuer de sang froid et à laisser un pauvre bougre se faire rosser par plus nombreux que lui (ce quatrième tome s’ouvre sur un Jeremiah en piteux état que doit soigner tant bien que mal un Kurdy toujours aussi sidéré par les penchants chevaleresques de son ami), le cas Kurdy se dote d’un surplus d’ambiguïté. Au détour d’une scène, lorsque Jeremiah et Kurdy s’échinent à sauver deux nouveaux fuyards des camps de la nouvelle Nation Rouge, l’un des deux évadés se révèlent être un Noir. Les traits de Kurdy se figent alors en un rictus haineux et il s’empare d’une pierre, bien décidé à fracasser le crâne de cet homme qu’il vient pourtant de tirer d’affaire à l’instant. On savait Kurdy prompt à sauver sa peau par tous les moyens, même les moins respectables, mais pas capable d’une violence aussi incontrôlée et conditionnée par des réflexes racistes. Et c’est là, en l’espace de quatre cases, que nous reviennent en mémoire les images de la première planche de La Nuit des rapaces, celle-ci faisant état de cette guerre opposant la population blanche à la population noire. On sait ce qu’il est advenu : la bombe atomique a été utilisée et le pays a régressé au point de devenir un vrai coupe-gorge. Par contre, on ne se posait guère la question quant à l’identité des vainqueurs (enfin, tout est relatif). Or, en voyant cet homme noir, on se rend compte qu’il s’agit là du premier que l’on voit en quatre numéros. Alors qu’en penser ? Les Noirs auraient-ils été victimes d’un génocide ou bien la majorité d’entre eux se serait-elle réfugiée dans une région précise ? Hermann se garde bien de le dire, désireux de conserver quelques cartes dans son jeu. Par contre, cela en dit long sur Kurdy qu’on devine, puisqu’il n’a pas connu l’époque du conflit, nourri durant toute son enfance par cette haine tenace à l’encontre des Noirs. Il dispose de mauvais réflexes, fruit d’une éducation vantant la supériorité de la race blanche dans une Amérique ségrégationniste. Jeremiah saura l’empêcher de commettre l’irréparable, signe de l’influence qu’il peut avoir sur lui et aussi de l’émergence chez Kurdy d’une conscience qui lui est propre. Petit à petit, il s’est forgé une identité qui a pris le dessus sur ce qu’on a pu lui inculquer par le passé, bien que quelques résurgences soient encore possibles.
Mais revenons-en à cette Amérique ségrégationniste et à ce que cela entraîne. La nouvelle Nation Rouge est évoquée dés le premier tome, sans que Hermann entre plus avant dans les détails. Il n’ira guère plus loin ici, limitant son intrigue à une contrée désertique, certes à l’intérieur de la zone interdite, mais loin de toutes formes de civilisation. Ladite Nation est composée d’Indiens qui ont trouvé dans cette Amérique post-apocalyptique le terreau idéal à une reconquête de leurs droits trop longtemps bafoués par l’Amérique blanche. Ils composent désormais une force avérée et respectée, qui sème la terreur aux abords de la frontière, n’hésitant pas à venir se servir en main d’œuvre de l’autre côté de celle-ci. En plus de confirmer le goût de l’auteur pour le western, son utilisation des Indiens confirme l’état instable d’un pays qui, à force d’avoir provoqué de nombreux ressentiments au sein des minorités, s’exposait à de sérieux retour de bâton de ce genre. Mais ici, il n’est pas question d’opposition directe entre les Blancs et les Indiens, les premiers se montrant peu enclin à leur chercher noise, mais d’une scission au sein même de la Nation Rouge. Certains Indiens prennent le parti de contribuer à l’évasion des prisonniers, ce qui entraîne un certain désordre dans leurs rangs. Martha a bénéficié de cette aide tombée du ciel, lui permettant d’espérer quitter cet enfer. L’essentiel du récit se déroule donc dans des contrées désertiques, qu’une utilisation judicieuse des couleurs (il n’est pas rare que les cases soient entièrement à dominante jaune ou ocre) contribue à en renforcer l’aspect inhospitalier. D’un côté, nous avons Jeremiah et Kurdy qui, dominant leur peur, se sont glissés en territoire ennemi et de l’autre, la police de la Nation Rouge à la poursuite des évadés. Et au milieu, se trouve ce trio de prisonniers en cavale, source de toutes les attentions. Hermann nous narre une histoire sans temps morts, riche en péripéties et en personnages, parfois peut être trop. Ainsi, loin de se contenter des forces en présences présentées plus avant, l’auteur rajoute une sorte de deux ex machina qui traverse l’essentiel du récit en observateur attentif de ce qui se trame (il est d’ailleurs passionnant d’analyser avec précision chacune des cases, certaines recélant en leur sein un détail qui entérine cette présence obsédante et qu’on ne perçoit pas forcément au premier coup d’œil), une sorte de saltimbanque du nom de Pinkas. Personnage intrigant s’il en est, accompagné d’un androïde qui ne l’est pas moins, Pinkas ne bénéficie pas d’une attention suffisante de la part de Hermann pour qu’il ne puisse être autre chose qu’anecdotique. Un léger bémol pour un quatrième tome qui s’avère une nouvelle fois très maîtrisé et qui se clôt, une fois n’est pas coutume, sur une note plus douce pour nos deux héros. La quête de Jeremiah trouve là son épilogue mais heureusement pour nous, pas les aventures de nos deux compères.