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Babeuf – Gérard Walter

Babeuf. 1937

Origine : France
Genre : Biographie
Auteur : Gérard Walter
Editeur : Payot

Avant même que Marx et Engels ne viennent théoriser et, via la première Internationale, lancer les bases pratiques du mouvement communiste, l’idée d’une mise en commun des richesses avait déjà été évoquée. La philosophie antique grecque, l’Utopia de Thomas More, les philosophes des Lumières (essentiellement Jean-Jacques Rousseau), voilà quelques précurseurs du marxisme. Cependant, de là à passer aux actes, il restait encore un monde. Il y avait bien eu le communisme primitif des tribus de chasseurs, mais il est bien difficile de considérer cette organisation sociale comme un modèle. Tout restait à faire, jusqu’à ce que se développe la Révolution française, venue porter la bourgeoisie au pouvoir. Non sans avoir fait également apparaître des révolutionnaires plus radicaux, portés sur l’égalitarisme. Marat et Robespierre en sont deux têtes de proues, célébrées comme il se doit par ceux qui au XIXe siècle formeront la première Internationale et par leurs successeurs. Mais le plus radical d’entre eux, celui qui sans trop d’hésitations peut être taxé de proto-communiste, n’est autre que le mal connu François-Noël Babeuf, devenu Gracchus Babeuf pour suivre l’exemple d’autres révolutionnaires aux pseudonymes antiques. Mal connu car trop souvent réduit à son projet de société sans classes, basé sur l’abolition de la propriété privée, et par sa fameuse Conjuration des Égaux, ancêtre d’un parti communiste qui se proposait de conquérir le pouvoir par un coup d’état soutenu par un mouvement populaire. Des caractéristiques amplement suffisantes pour faire de lui une icône du mouvement communiste français, d’autant que Babeuf a fini sous la guillotine, comme tout bon martyr. Or, le problème des icônes est qu’elles privilégient l’aura à l’étude de leur sujet. Il en va de même avec Babeuf, dont l’héritage méritait bien d’aller au-delà des noms de rues des communes de (l’ex) ceinture rouge. C’est pour remédier à cet état de fait et faire connaître à un plus large public ce grand homme que l’historien Gérard Walter, spécialiste des révolutions françaises et russes, s’est mis en tête dans les années 30, période d’essor de la gauche, de retracer la vie de Babeuf et celle de sa Conjuration.

Comme toutes les bonnes biographies de personnages historiques, cette biographie -assez courte : 250 pages en format poche- se montre avare en mondanités et en frivolités. De la vie privée de Babeuf, nous n’apprendrons que ce qui est utile à la compréhension de sa carrière politique. Sa jeunesse dans un milieu pauvre, ses responsabilités familiales, ses périodes de vaches maigres… Il s’agit davantage d’un récit historique que d’une biographie, ce qui est somme toute logique puisque Babeuf fut le cœur et l’âme de sa Conjuration, et que sa vie au lendemain de 1789 ne s’est articulée qu’autour de son grandiose projet. Pour reprendre une conception léniniste, il fut un “révolutionnaire professionnel”, au détriment de sa vie privée et de sa famille. La main-mise de Babeuf sur la Conjuration fut même reconnue par ses juges qui outre lui ne condamnèrent à mort qu’un seul autre Égal, Augustin Darthé, son bras armé, déjà mal vu par le Directoire après avoir mené différentes répressions durant la Terreur. Tous les autres furent au pire déportés, au mieux -et il y en a eu beaucoup- graciés. Comme si le Directoire pourtant contesté tant à sa gauche qu’à sa droite n’avait guère pris au sérieux cette tentative de seconde Révolution. Ce qui fut peut-être bien le cas, non seulement parce que les idées de Babeuf furent jugées absurdes (ce fut l’un des reproches de l’accusation lors de son procès en 1797) et donc condamnées d’elles-mêmes à échouer, mais aussi parce que la Conjuration des Égaux fut somme toute un évènement monté pour le moins de façon singulière, appuyé sur des personnalités hétéroclites organisées sans grand sérieux. Le travail de Gérard Walter s’avère remarquable dans le sens où sans jamais tourner Babeuf en ridicule, il réussit à le montrer comme un doux rêveur entraîné par la force de ses convictions à la tête d’un mouvement dont bon nombre de composants se sont révélés très inconséquents (les divers agents dont le travail fourni est inégal) ou opportunistes (les ex-conventionnels ne rejoignant la Conjuration que pour profiter de ses réseaux, sans toutefois mettre au clair les graves différences programmatiques). Difficile dans ces conditions d’établir un plan viable. Ce fut d’ailleurs de l’intérieur que la Conjuration fut déjouée, à la suite d’une dénonciation effectuée par Georges Grisel, un militaire au départ intrigué par le projet de Babeuf et qui, devant le manque de concret des diverses réunions préparatoires, vit son salut dans la trahison. Cueillis dans une chambre en plein préparatifs, Babeuf et son disciple le plus zélé, Philippe Buonarroti, furent arrêtés littéralement comme de vils délinquants, sous les applaudissements d’un public parisien qui pour apprécier les écrits de Babeuf dans son journal “Le Tribun du peuple” et dans les affiches collées ici ou là ne le connaissait guère… Au point de croire la police lorsque celle-ci justifia sa descente en présentant les inculpés comme des criminels de droit commun. Pas une minute, Walter ne semble considérer que le succès de la Conjuration fut possible, arguant également du fait que le soutien populaire fut au mieux passif (pratiquement pas d’ouvriers ou de paysans pauvres dans la Conjuration) et limité au monde parisien. Un jugement assez dur, mais qu’en l’état des arguments présentés par l’historien on se doit de prendre en compte, quitte à écorner l’icône que l’on se plairait à imaginer aussi fédératrice qu’un Spartacus ou aussi active que la Commune de 1871, pour reprendre deux autres symboles du communisme vaincu.

Le symbole : c’est effectivement à peu près tout ce qui reste de tangible à la mémoire de Babeuf. Pour le reste, son échec retentissant n’est toutefois pas dénué de leçons que sauront synthétiser Marx et Engels dans un premier temps, et Lénine dans un second. Les premiers en apportant une inestimable contribution sociale, économique, philosophique et politique matérialiste et révolutionnaire décortiquant au mieux la structure de la société en classes pour favoriser l’enracinement et l’action des mouvements communistes (et collectivistes au sens plus large : ne dédaignons pas les anarchistes), ce dont Babeuf et ses Égaux, en idéalistes à gros sabots, étaient totalement dépourvus, se coupant ainsi de la réalité et du peuple. “Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire” disait Lénine dans son fondateur Que faire ?. Ce même Lénine qui tout en actualisant les analyses de Marx et Engels à la situation russe sut structurer un parti politique pour en sortir une efficacité maximale, à l’inverse de l’improvisation permanente de la Conjuration des Égaux, qui s’en remettait pour une très large part au hasard et au bon vouloir des individus qui la composait. Bref, avec Babeuf est né l’embryon du communisme, pas plus. Ce qui est déjà très bien, d’autant plus qu’on ne peut qu’éprouver de l’affection pour ce personnage romanesque dont l’abnégation -virant au fanatisme trouveront certains- a longtemps été confrontée au mépris, y compris dans le microcosme picard d’où il est issu. Survivant par des emplois souvent administratifs, et plus qu’à son tour bénéficiaire de la charité d’hommes intéressés (comme le célèbre Fouché) ou désintéressés, sans laquelle il n’aurait par exemple jamais pu faire distribuer son “Tribun du peuple”, Babeuf a été confronté de nombreuses fois à l’échec et à l’humiliation (ainsi dans sa jeunesse s’offusque-t-il de ne pas avoir été arrêté avec d’autres opposants… son premier séjour en prison fut pour des questions de droit, et non de politique). Il y a quelque chose de Don Quichotte en lui, dans cette façon de lutter contre des moulins (l’indifférence est le plus gros d’entre eux) ce qui ne peut que conforter son statut symbolique, tout comme le langage grandiloquent employé dans sa propagande, qu’elle soit de sa plume ou de celle de ses proches partisans : “Il serait trop long de suivre et de retracer complètement la marche populicide de ce gouvernement criminel dont chaque pensée, chaque acte est un délit national; les preuves de tous ces forfaits sont tracées en caractère de sang dans toute la République; de tous les départements, les cris qui appellent sa répression sont unanimes“. Il ne s’agit là que l’une des nombreuses citations retranscrites par Walter et qu’il a pu dénicher dans les correspondances de Babeuf, dans ses deux journaux (“Le Correspondant picard” et “Le Tribun du peuple”) ainsi que dans Le Manifeste des Égaux… De telles déclarations alors que la foule demeure largement passive et que ses adversaires le considèrent comme une denrée négligeable ont de quoi surprendre. L’homme qui voulait changer la société, l’ennemi implacable du Directoire et même de Robespierre avant cela, s’emporte avec lyrisme, mû par la justesse de ses idées qu’il cherche à propager à grand renfort de sentimentalisme il faut bien le dire pompeux (il est vrai en phase avec son temps). A mille lieues de la propagande marxiste du siècle suivant, usant à l’inverse de notions complexes dans une langue simple. Si Babeuf a effectivement posé les bases du socialisme du XIXe siècle, tout restait à faire. A son corps défendant, il a payé le prix de ses erreurs et a terminé sans gloire au cours d’un procès où il chercha de façon assez pathétique à convaincre ses jurés de la justesse de son projet politique. Toujours en décalage avec la réalité, enfermé dans sa pensée et donc condamné malgré la justesse de ses opinions, voilà qui résume bien le personnage. Tout autant que son histoire sur le terrain des luttes, Gérard Walter a su retranscrire son état d’esprit, contribuant malgré tout à faire sortir de la norme ce révolutionnaire jusqu’au-boutiste en avance sur son temps, mais pas assez mûr pour être comparé aux révolutionnaires qui lui succéderont.

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