Guerre froide et péril rouge sur Hollywood 1 : Le Cinéma de la guerre froide
PARTIE I : LE CINÉMA DE LA GUERRE FROIDE
Dès la fin des années 40, une rivalité croissante oppose les États-Unis et l’Union soviétique. Intimidation et propagande seront les armes de cette guerre psychologique où le cinéma jouera un rôle non négligeable.
L’apocalypse nucléaire qui a mis fin à la Seconde Guerre mondiale apparaît lourde de menaces pour la paix future. L’euphorie de la victoire ne masquera d’ailleurs pas longtemps les conflits latents entre les deux superpuissances qui se sont partagé le monde à Yalta en 1945. C’est d’ailleurs en toute bonne conscience et au nom des valeurs démocratiques que les américains ont déclenché la foudre nucléaire sur le Japon. En 1945, en effet, nul ne peut encore fixer une échéance précise à la chute de l’empire nippon. Fanatisés par leurs chefs militaires, les japonais, qui ont prouvé leur combativité dans le Pacifique, risquent d’infliger de très lourdes pertes à l’armée américaine en défendant leur territoire jusqu’au dernier retranchement. En dotant les Etats-Unis d’une arme inédite et terrifiante, le “Projet Manhattan”, élaboré par les plus éminents savants et dans le plus grand secret au cœur du désert du Nouveau-Mexique, dans la base de Los Alamos, va éviter une guerre longue et coûteuse tout en apportant la preuve écrasante de la supériorité technologique du pays. “Little Boy” et “Fat Man”, les deux bombes lâchées respectivement sur Hiroshima et Nagasaki, allaient non seulement montrer la force de frappe américaine à Staline, mais aussi permettre à Truman de s’éviter une difficile négociation avec l’URSS, laquelle venait de déclarer la guerre au Japon et pouvait à ce titre débarquer sur l’archipel, ce qui aurait sans nul doute poussé les soviétiques à émettre des revendications territoriales.
Le cinéma et la bombe
Fidèle et incomparable instrument de propagande, le cinéma américain se doit de célébrer cette collaboration victorieuse des savants et des militaires. Passé le premier enthousiasme de la victoire, les producteurs se montreront cependant assez vite sceptiques quant aux chances commerciales d’un tel projet : il est évidemment embarrassant de glorifier un holocauste qui a fait quelque 110 000 victimes innocentes (70 000 à Hiroshima et 40 000 à Nagasaki) et qui a suscité une très vive émotion dans le monde entier. La MGM, qui a lancé une production consacrée au Projet Manhattan, réduit bientôt ses prétentions et son budget en s’en tenant prudemment à des schémas très conventionnels. En fait, Au carrefour du siècle (The Beginning of the End, 1947) est tout à fait dans la lignée de Madame Curie (1944) ou des autres films hollywoodiens traitant des grandes découvertes scientifiques : la fiction romanesque prend le pas sur la vulgarisation et l’aspect didactique. Il est vrai qu’il est bien difficile de prétendre que l’arme atomique a contribué au progrès de la civilisation… Dans Strategic Air Command (1955), Anthony Mann rendra surtout hommage aux équipages des bombardiers qui assurent en permanence la défense des Etats-Unis ; plus que les armements nucléaires, ce sont surtout les avions qui ont la vedette dans ce semi-documentaire romancé. James Stewart, lui-même colonel de réserve de l’US Air Force, apporte toute la conviction voulue dans le rôle d’un de ces pilotes d’élite. Seul Stanley Kubrick échappera à cet académisme et saura se montrer génialement inspiré, avec un sens réjouissant de la démesure, dans Docteur Folamour ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe (Dr. Strangelove or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, 1963).
La Grande-Bretagne apportera également sa contribution à ce thème brûlant, abordé non sans un certain humour noir dans Ultimatum (Seven Days to Noon, 1950) : il s’agit ici d’une variation sur le thème classique du savant fou qui met en péril l’humanité.
De la paix à la guerre froide
Après l’écrasement des forces de l’Axe, un climat de défiance s’instaure entre les alliés de la veille. Dès 1946, l’Union soviétique suspend la démobilisation. Le plan quinquennal donne désormais la priorité aux armements sur les biens de consommation. En 1947, le “bloc” soviétique durcit encore ses position : le Komintern (abréviation de Kommounistitcheski Internacional) est dissous et remplacé par le Kominform (Bureau d’information des partis communistes), tandis que les réseaux d’espionnage sont renforcés dans les pays occidentaux. C’est le début de ce qu’on appellera “guerre froide”.
Au Etats-Unis, cette tension des relations internationales engendrera une nouvelle ère d’inquisition. Aux yeux des leaders antisoviétiques l’ennemi de l’intérieur n’est pas moins dangereux que celui de l’extérieur. Il s’agit de défendre les institutions américaines contre le virus communiste. Dès 1947, Hollywood est sur la sellette. La Commission sénatoriale d’enquête sur les activités antiaméricaines (House Un-American Activities Commitee ou HUAC) entreprend de dénoncer les sympathies progressistes d’un certain nombre de personnalités du cinéma. Dix des témoins cités (dont plusieurs ont d’ailleurs adhéré au parti communiste à une époque ou à une autre) refusent de répondre aux enquêteurs et sont inculpés. Les passions se déchaînent. Les professions de foi patriotiques spontanées (ou, plus souvent, opportunistes) alternent avec les protestations véhémentes contre cette violation anticonstitutionnelle de la vie privée. Prudemment, les grands studios donnent des gages à l’opinion en fermant (du moins officiellement) leurs portes aux artistes suspects : ainsi s’établit la fameuse “liste noire”.
La paranoïa anticommuniste
A partir de 1949 ce climat de suspicion dégénère en hystérie collective. La presse contribue à créer une véritable psychose anticommuniste en annonçant que l’Union soviétique a désormais comblé son retard sur le plan nucléaire et procédé aux essais de sa première bombe. Cette nouvelle alarmante fait vite oublier le succès du pont aérien de Berlin qui avait contraint les soviétiques, six mois auparavant, à renoncer au blocus établi autour de la ville. La même année, le député républicain Richard Nixon fait condamner Alger Hiss, ex-haut fonctionnaire du département d’Etat et conseiller de Roosevelt, pour espionnage. L’émotion est à son comble : rarement, il est vrai, un agent double est parvenu à s’infiltrer à un si haut niveau ! L’affaire Hiss sert la cause des partisans les plus acharnés et les plus sectaires de la “chasse aux sorcières” qui insinuent aussitôt que tout l’appareil politique américain fourmille d’espions soviétiques. C’est aussi l’occasion pour les adversaires les plus fanatiques du New Deal de jeter le soupçon sur les démocrates et sur Roosevelt lui même…
Les grands studios hollywoodiens, qui dès le début ont choisi l’alignement servile, jugent le moment propice pour lancer les premiers films anticommunistes (il leur suffit d’ailleurs de reprendre, à quelques détails près, les schémas des productions antinazies). C’est à la 20th Century-Fox et à William Wellman que l’on doit le prototype du genre : Le Rideau de fer (The Iron Curtain, 1948). La MGM et la Republic exploitent à leur tour la psychose anticommuniste dans Le Danube rouge (The Red Danube) et The Red Menace, tous deux de 1949, tandis que Howard Hughes entreprend I Married a communist en 1951.
Après un temps d’arrêt, en 1948, la commission sénatoriale d’enquête redouble d’activité, confortée par l’opinion publique. C’est le règne de la délation généralisée. Les milieux réactionnaires les plus extrémistes s’instituent les gardiens des valeurs morales de l’Amérique et ameutent l’opinion contre les intellectuels, responsables à leurs yeux de tous les maux dont souffre le pays. Des comités et des ligues nationalistes se créent un peu partout pour seconder l’HUAC dans son entreprise d’assainissement.
Dans la plupart des cas, leurs activités se limiteront à des incursions dans les librairies et les bibliothèques pour les expurger des ouvrages de propagande communiste. L’ouvrage de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, sera l’un des premiers) à être condamné au bûcher par ces nouveaux tribunaux d’inquisition. Darryl F. Zanuck, qui a produit l’adaptation cinématographique réalisée par John Ford, se voit reprocher le très vif succès remporté par le film au-delà du rideau de fer (la propagande communiste officielle présente les misérables paysans de l’Oklahoma décrits pas Steinbeck et Ford comme des représentants typiques de l’américain moyen victime du capitalisme oppresseur).
Zanuck doit faire face à une mise au point : le film projeté en U.R.S.S., déclare t-il dans Variety, est une copie doublée et “revue” par les dirigeants soviétiques ; en Yougoslavie, en revanche, Les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, 1940) a dû être retiré de l’exploitation, la condition précaire des héros étant malgré tout infiniment supérieure au niveau de vie de leurs homologues yougoslaves.
Dans cette ambiance, la lutte contre le péril communiste se révèle un excellent tremplin pour se hisser sur le devant de la scène politique. Joseph McCarthy, sénateur du Wisconsin, est totalement inconnu du grand public lorsque le 9 février 1950, il donne une conférence au club républicain féminin de Wheeling, dans l’ouest de la Virginie : entre autres révélations sensationnelles, il se déclare prêt à donner la liste de 205 employés du département d’État membre du parti communiste et connus comme tels par le secrétaire d’Etat Dean Acheson.
McCarthy n’a pas besoin d’apporter de preuves pour être cru, tant l’hystérie anticommuniste a pris des proportions délirantes. C’est l’époque où la Monogram renonce à porter à l’écran la vie de Henry Wadsworth Longfellow craignant que ne paraisse suspect l’idéal de fraternité prôné par le grand poète. Les nouveaux censeurs s’attaquent d’ailleurs, sans crainte du ridicule, aux plus grands classiques de la littérature : selon Mme Thomas J. White, membre de la Commission pour les manuels scolaires de l’Etat d’Indiana, Robin des Bois est un personnage éminemment subversif et communiste avant la lettre – ne vole t-il pas les riches pour donner aux pauvres ?!-.
La liste noire s’allonge chaque jour. Après les scénaristes et les metteurs en scène, ce sont maintenant les acteurs qui sont mis en cause par la Commission sénatoriale d’enquête : Sterling Hayden, Lee J. Cobb, John Garfield, José Ferrer, Howard Da Silva, Larry Parks, entre autres, sont cités comme témoins. Pour préserver leur carrière les uns avouent et se “blanchissent” en livrant des nom à leur tour ; d’autres, refusant de coopérer, se verront exclus des écrans pendant des années. Comment le public n’ajouterait-il pas foi à ces accusations, alors qu’on lui montre au cinéma de redoutables agents du Kremlin qui se dissimulent sous les traits des héros hollywoodiens de l’anticommunisme, tel Robert Taylor dans Guet-Apens (Conspirator, 1950) ? Pour la seule année 1952 on ne compte pas moins de treize films de propagande “antirouge”. Avec un opportunisme remarquable, Samuel Goldwyn offre au public une nouvelle version du film “russophile” produit pendant la guerre, L’Étoile du Nord (The North Star, 1943) : le petit village russe attaqué par les allemands y devient une bourgade d’Europe orientale menacée par les soviétiques !
La riposte soviétique
Les films de propagande soviétiques sont le digne pendant des productions hollywoodiennes, à ceci près que les “méchants” ne sont plus ici les émissaires du Kremlin mais les agents du capitalisme international. Cour d’honneur (1948) s’en prend au fallacieux pacifisme des savants qui, sous couvert d’apolitisme, livrent des secrets militaires à l’ennemi. Rencontre sur l’Elbe (1949) dénonce la politique antisoviétique menée par les forces d’occupation américaines en Allemagne au lendemain de la guerre. Dans Mission secrète (1950) on voit un sénateur et un agent des services secrets américains qui négocient dans l’ombre une paix séparée entre Hitler et les Etats-Unis, afin que ceux-ci puissent se lancer dans une offensive contre leur ex-allié soviétique. Plus délirant encore, Le Complot des condamnés (1950) dépeint une vaste conspiration, tramée à la fois par la CIA et le Vatican dans le but d’empêcher le juste triomphe du communisme en Europe : l’obscurantisme et le mercantilisme unis contre la justice et la raison !
D’un côté comme de l’autre on ne s’embarrasse ni de nuances ni de vraisemblance. ces films, que l’on préfère souvent oublier aujourd’hui, reflètent pourtant fidèlement les tensions de la guerre froide. Le climat de suspicion et l’hystérie ne doit d’ailleurs pas faire oublier les menaces bien réelles qui planent alors sur le nouvel et fragile équilibre international. Au mois de juin 1950, c’est l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord, prophétisée par McCarthy, tandis que six mois plus tard, l’intervention de la Chine, démentant les prédictions du général McArthur, fait en Amérique l’effet d’une bombe.
Du côté américain comme du côté soviétique le cinéma témoigne donc de ces nouveaux antagonismes, même si le bien et le mal s’affrontent désormais sur un terrain plus mouvant – celui de l’idéologie et de la propagande – que lors de la Seconde Guerre mondiale.