Roadmaster – Stephen King
From a Buick 8. 2002Origine : Etats-Unis
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Le jeune Ned a bien du mal à oublier la récente mort de son père, le flic Curt Wilcox, écrasé par un chauffard ivre. Chargé de menus travaux, il écume le commissariat de Statler dans lequel il officiait, comme si il imaginait par ce biais le maintenir en vie. Et immanquablement, Ned finit par tomber sur la mystérieuse Buick Roadmaster entreposée dans le hangar B. Les policiers et amis de feu son père entreprennent de lui conter l’histoire de cette Roadmaster surnaturelle pour laquelle Curt Wilcox avait dépensé tant d’énergie.
Un homme renversé par un soûlard. Le lien entre Roadmaster et l’accident de Stephen King survenu en 1999 est évident, se dit-on au moment d’ouvrir le roman ! Et pourtant pas tant que ça, si on en croit la postface dans laquelle l’auteur reconnait que la coïncidence ne lui a pas échappé, mais affirme ne pas avoir modifié son premier jet (écrit avant l’accident) pour mieux coller à son vécu. Si l’on s’en réfère à ce qui est dit dans son traité Écriture, autobiographique et didactique, il est vrai que King ne transforme jamais radicalement ses premières versions. Et de toute façon, avant d’atteindre la postface, on aura déjà deviné que Roadmaster ne parle pas de ce fameux accident. Ce n’est pas une nouvelle version de Misery, et le livre ne concerne pas le monde de l’écriture. Il faudra attendre 2006 et Histoire de Lisey pour que ce sujet soit traité. L’origine de Roadmaster est une anecdote banale ayant fourni le point de départ de son histoire : alors qu’il revenait chez lui en voiture, King s’arrêta à une station service. Il se rendit aux toilettes, et derrière le bâtiment se trouvait un terrain en pente menant à une rivière. King s’y aventura, chuta, et si il ne s’était pas raccroché à quelque chose, il serait tombé à l’eau et se serait peut-être noyé sans que personne ne le sache…
Léger, comme point de départ. Mais suffisant pour donner vie à un concept, celui d’une voiture abandonnée par un inconnu dont personne ne sait rien et qu’on ne verra plus. Devenu une Buick Roadmaster des années 50 dans le roman, abandonné dans une station-service par un homme en noir taciturne et pris en charge par la police de Statler, le véhicule est une porte entre deux mondes. Et donc une porte ouverte sur l’inconnu pour les policiers qui en ont pris la garde sous le sceau du secret. Les mystères de la Roadmaster sont bien trop grands pour qu’on les confie à quelqu’un d’autre, et surtout pas à l’État. Mais c’est surtout pour King l’opportunité de faire ce qu’il apprécie beaucoup : créer une communauté, celle des hommes et des femmes du commissariat, et les impliquer dans une cause commune dépassant les frontières du réel. La Buick n’est pas une chose très active, elle est à des lieues de Christine, cette autre voiture notable dans la carrière de King (il ne faut pas se laisser abuser par un titre VO évocateur de la chanson “From a Buick 6” de Bob Dylan, Roadmaster étant loin d’être aussi rock’n’roll que Christine et ses multiples références rock). En fait, parquée dans son hangar, se réveillant à des moments qu’on ne peut prévoir pour accoucher de diverses créatures lovecraftiennes (la taille démesurée en moins, heureusement), elle semble narguer les policiers qui la surveillent. La Roadmaster est dangereuse, mais pas comme l’était Christine. La menace vient de l’attrait qu’elle exerce pour ceux qui tournent autour d’elle : le risque est d’être avalé dans l’autre monde ou bien attaqué par l’un de ses “bébés” avant que celui-ci ne s’asphyxie dans l’atmosphère terrestre. C’est donc avant tout les humains qui se placeraient dans la gueule du loup, attirés par leur trop grande curiosité justifiée par l’appel mental provenant de la Roadmaster, qui pour eux est bel et bien vivante. Cette sobriété dans l’action se concrétise à la lecture du roman par une certaine monotonie, voire une routine : des éclairs, une créature qui apparaît, quelques policiers qui tentent de l’étudier sans succès, des animaux ou un humain qui disparaissent, voilà le schéma qui compose la plus grande partie du récit. Il n’y a qu’un passage où l’opposition entre la Buick et les policiers est véritablement tangible, puisque la créature survit à son arrivée, mais cet épisode ne joue pas un rôle majeur et n’apporte aucune information complémentaire sur la nature de la Roadmaster. L’ennui aurait pu naître de cette langueur désirée par l’auteur, mais King parvient globalement à garder l’attention de ses lecteurs grâce au personnage de Curt Wilcox, qui est à peu près le seul à rester toujours fasciné par la Roadmaster, tandis que les autres se tiennent à distance autant par crainte que par l’importance supérieure prise par leur vie réelle, et leur métier. C’est en épousant le point de vue de Curt via des narrateurs qui l’ont connu et assisté, celui de la fascination pour un mystère surnaturel, que King écrit ses meilleures pages. A l’instar du flic, nous sommes véritablement intrigués, et nous désirons des indications quant à la nature de la voiture et éventuellement sur l’identité de son propriétaire jamais revu. Mais nous n’en auront pas, ce qui peut se révéler extrêmement frustrant. C’est là que le roman ajoute une plus-value à son intrigue pas désagréable à lire, mais n’étant en tout cas pas palpitante de bout en bout.
Le principe de faire raconter l’histoire de la Roadmaster par Sandy, Eddie et d’autres qui la connaissent depuis l’époque de Curt est une excellente idée. Car le lecteur s’identifie immédiatement à Ned, qui recherche des réponses concrètes aux questions soulevées par la voiture. On se retrouve alors tout à fait en lui lorsqu’il affiche son dépit de ne pas en obtenir, preuve que King sait pertinemment qu’il risque de décevoir ses lecteurs en ne leur livrant pas les tenants et les aboutissants d’une histoire qui en appelle furieusement, à défaut d’être pleine d’action, et après lesquels nous courrons durant tout le livre en compagnie de Curt Wilcox. Il est des choses pour lesquelles nous n’aurons jamais de réponses : voilà l’argument principal de Roadmaster, livre qui tente de nous faire accepter l’impossibilité d’une connaissance universelle et qui nous incite en filigrane à nous concentrer sur ce qui fait notre vie quotidienne. Le récit de Sandy et des autres à l’adresse de Ned est largement motivé par cette idée, bien plus en tout cas que par la volonté de partager des évènements hors-normes avec un jeunot de 18 ans. Et que ce soit des flics qui la racontent est significatif, puisque cette profession incarne la recherche de la vérité, et que les flics en question ont eux-même fait une croix sur cette ambition en ce qui concerne la Roadmaster. A travers cette histoire, Ned s’assimile à son propre père, qui fut le plus acharné à tenter de répondre aux interrogations soulevées par cette fausse voiture. Par l’intérêt qu’il affiche pour elle, tout le monde devine qu’il tente de relancer la course à un objectif inatteignable, celui des certitudes. Ned ne comprend pas la portée du récit de Sandy, et au-delà de la Buick il cherche aussi à faire perdurer la vie et l’œuvre de son père. Il n’accepte pas sa mort (la Roadmaster, cette porte vers un autre monde, n’est après tout qu’une représentation de la mort de son père, renversé par une voiture), refuse de porter son deuil et donc de reprendre sa vie normalement. Surmonter son envie d’avoir des réponses est le véritable objectif qui s’offre à lui. Il lui faut accepter les choses comme elles sont, et ne s’attarder que sur celles sur lesquelles il peut avoir une emprise, sous peine de ne jamais revivre normalement et de se couper de ses proches toujours en vie. Cette vision didactique du deuil expliqué par des adultes à un gamin est en quelque sorte le prolongement apaisé de celle que King affichait dans Simetierre, où là aussi le refus du deuil était le véritable sujet du livre. Dans ce dernier, King argumentait en illustrant son propos d’exemples concrets et très forts, doutant encore de la possibilité de faire le deuil malgré les conséquences de ce refus, tandis que dans Roadmaster, tout est dans la rhétorique et la réflexion. Alors bien sûr, Roadmaster est bien moins palpitant que Simetierre, mais au moins il donne une vision très intéressante d’un même sujet vu à travers l’imagination d’un écrivain qui a mûri, qui est aujourd’hui plus philosophe que provocateur et qui a engrangé beaucoup d’expérience. King ressemble ici à Sandy, son principal narrateur, naguère d’une fougue un peu comparable à celle de Curt Wilcox, et qui depuis a appris à ne plus se laisser dominer par ses émotions et ses envies primaires. Roadmaster est le genre de roman que certains pourront citer en exemple pour expliquer que King a été ramolli par son succès, là où ce n’est en fait que la conséquence de sa maturité déjà bien consommée, et que son récent accident a encore accentuée. L’avouer de la sorte est méritoire et témoigne d’une certaine sincérité de la part de King, qui en poursuivant dans la veine radicale qui était la sienne au début des années 80 (et oui, avouons le, ce fut sa meilleure période) serait pour le coup devenu la caricature de lui-même.