Maggie Cassidy – Jack Kerouac
Maggie Cassidy. 1958Origine : Etats-Unis
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Bien que la Beat Generation soit notoirement connue pour ses vagabondages à plus ou moins large échelle, que sa raison d’être soit largement liée à ses équipées, et que le roman au titre éloquent de Sur la route soit son manifeste, Jack Kerouac, le “roi des beats” comme certains le nommaient aimait à se remémorer son enfance et son adolescence à Lowell, Massachusetts. Presque la moitié de sa bibliographie évoque un aspect ou un autre de cette période, se recoupant parfois et formant avec ses autres romans une autobiographie assez exhaustive connue sous le nom de “Légende de Duluoz”, du nom de l’alter ego littéraire de Kerouac, Jack Duluoz. Parmi ces romans, Maggie Cassidy est certainement l’un des plus singulier. Car là où les récits de Kerouac couvrent généralement plusieurs années, y compris les romans abordant son enfance (Visions de Gérard et Avant la route, notamment), celui-ci -situé à la fin de son adolescence- tient en une seule année, 1939. Les dernières pages se déroulent bien trois ans plus tard, mais elles servent de conclusion tardive et amère apportée par Kerouac / Duluoz à cette période et ne sauraient s’inscrire dans le même mouvement que ce qui a précédé, et qui mettait en scène un gamin encore hésitant, confronté à son premier amour, Maggie Cassidy. Un sujet tout simple, très épuré. Il n’y a pas d’éléments ostensiblement rattachés au mouvement beat dans cette amourette, ni même dans le reste du roman, si ce n’est peut-être le sens aigu de l’amitié. Nous y voyons le milieu dans lequel Kerouac a grandi : issu d’une famille d’immigrés canadiens français installée dans une ville cosmopolite, entouré de parents aimants malgré un père ouvrier souvent absent (car travaillant ailleurs), lycéen reconnu pour ses performances multisports, entouré d’un cercle d’amis dans lequel il ne fait pas plus figure de meneur qu’un autre, la jeunesse de Kerouac n’a pas été marquée par des conditions de vie sortant de la norme. La mort de son frère Gérard lui a certes laissé des traces, notamment une dévotion religieuse marquée (sans être bigote), mais Jack Duluoz n’a rien d’un gamin exceptionnel, et ses proches l’imaginent plus devenir un sportif de haut niveau qu’un écrivain vagabond dynamitant les conventions littéraires. Mais l’important dans le livre n’est pas son sujet mais la perception qu’en donne Kerouac a posteriori. Matériellement, vu de l’extérieur, l’histoire entre Jack Duluoz et Maggie Cassidy est très ordinaire. Un adolescent de 16 ans tombe amoureux d’une adolescente de 17 ans, ses préoccupations changent, le reste pour lui perd de l’importance. Ça lui passera. C’est ce que disent tous les amis et la famille de Jack Duluoz.
Cependant, Kerouac a recours à l’écriture spontanée, ce qui change pas mal la donne et nous plonge dans les pensées du gamin de l’époque, qu’il reproduit non sans une pointe de nostalgie rendant d’autant plus amer le dénouement de 1942. Grand principe de l’écriture Beat, dont les influences principales sont James Joyce et William Faulkner (et le mode d’écriture du courant de conscience), l’écriture spontanée consiste à jeter les phrases sur le papier au gré des pensées, des émotions, sans faire grand cas de la syntaxe et de l’agencement des idées. C’est une forme d’improvisation littéraire également inspirée par les improvisations jazz du bebop qui peut bien entendu décontenancer le lecteur guère habitué à de telles dispersions, mais qui rend totalement compte du point de vue du narrateur, donc ici de Kerouac. Et accessoirement, l’écriture beat aboutit à un style poétique très rythmé, qui lorsque l’on s’y est adapté se lit extrêmement rapidement, en glissant sur les mots, donnant la sensation de vivre le texte plutôt que de le lire de façon réfléchie comme on le ferait par exemple pour un écrivain comme Hemingway, au style très posé, très carré.
Pour Maggie Cassidy, Kerouac utilise l’écriture spontanée afin de retranscrire les élans émotionnels ressentis par son alter ego adolescent, qui passe par tous les états possibles et imaginables parfois sans transition. De la déprime la plus noire à la félicité, Jack vit dans un véritable tourbillon émotionnel propre à l’adolescence, faisant une montagne de ce qui n’est qu’une amourette avec une fille aussi immature que lui-même. Les mots employés sont toujours des mots forts, que ce soit pour évoquer le bonheur ou le malheur, pour décrire l’apparence de Maggie, et le style poétique du livre ne peut qu’en ressortir davantage. Bien sûr, un tel raisonnement ne peut pas être une œuvre adolescente, et Kerouac n’essaie pas de faire croire que ses longues phrases rythmées sont les pensées “en direct” du jeune Duluoz, mais il tente de retranscrire les émotions qui étaient les siennes à l’époque des faits. Ne s’interdisant pas non plus d’évoquer la sexualité sous prétexte de ne pas salir cette relation demeurée platonique, il rend également compte des émois purement physiques de l’adolescent qu’il était, et ce en des termes parfois assez crus (ce livre-ci n’a pas été inquiété par la censure, et Kerouac lui-même n’a pas été le plus inquiété durant sa carrière, mais les écrivains de la Beat Generation – Ginsberg et Burroughs surtout- ont souvent été taxés de pornographes). Ce mélange d’émotions fortes est également une source d’interrogations pour Jack Duluoz, un peu honteux d’être ainsi contraint à négliger ses proches pour une fille elle-même fort indécise, passant parfois en une seule phrase de la question du mariage et de leur vie future au rejet pur et simple, déstabilisant un peu plus son compagnon. Le sens de la famille, des amis, et de la religion, sont également des conceptions qui pèsent sur la conscience de Jack, ce qui provoque en lui tout un tas de réflexions permettant à Kerouac d’exposer -humanisant au passage l’icône beatnick qu’il est devenu- sa propre puérilité à cette époque dont il ne renie rien, et qui au même titre que ses voyages, ses frasques sexuelles et ses usages de drogues et d’alcool s’inscrivent dans la somme des expériences nécessaires à sa construction personnelle, et partant, à forger sa perception de la vie. Notons aussi que vers la fin du livre, Jack part poursuivre ses études à New York, faisant ainsi son premier voyage, apprenant à s’éloigner du conformisme et de la gaucherie qui était les siens. Le dénouement en 1942 vient consacrer cette pseudo-assurance, alors assez cynique car Jack manquait toujours d’expérience(s) et en était au stade où il brûlait ses icônes de jeunesse. Roman plein de vitalité, donnant parfois l’impression que Kerouac se remémorait trop de ressentis pour pouvoir suivre le rythme de sa conscience, Maggie Cassidy se conclue ainsi sur un revirement de personnalité, qui pour le Kerouac des années 50 (le livre fut écrit en 1953, après Sur la route) est finalement aussi immature que ne l’étaient les emportements amoureux de son adolescence. Et à travers cela, on peut également deviner du regret, en même temps que de la nostalgie pour cette époque qui apparaît comme le pilier de la vie de Kerouac. Celui-ci, au gré de ses périodes difficiles, entre deux vagabondages, revenait en effet toujours se ressourcer au sein de sa famille, contrebalançant sa personnalité beatnick par un réel attachement pour la vie casanière et conformiste.