La Tour sombre II : Les Trois cartes – Stephen King
The Dark Tower II: The Drawing of the three. 1987Origine : Etats-Unis
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Pas fameux, le lancement de La Tour sombre. Pour faire court, disons que Le Pistolero, malgré sa petite taille, partait dans tous les sens et dévoilait des bribes du passé, le présent et même le mystérieux avenir proche du pistolero Roland de Galead sans aller au bout des choses et sans que l’on ne sache exactement quel était le but de Stephen King, qui admit lui-même dans sa postface ne pas encore savoir vers quoi il avançait, ni quels étaient les tenants et les aboutissants des trames évoquées. Pour ce qui est du présent, chose encore la plus concrète, ce premier livre (en fait le rassemblement de 5 nouvelles feuilletonesques) voyait le pistolero passer différentes épreuves, la plus notable étant le sacrifice de Jake, gamin mort dans notre monde, réapparu dans celui du pistolero et qui re-meurt donc dans cet autre monde, non sans provoquer les remords de Roland, tiraillé entre la quête vers la Tour et ses sentiments. Dans les dernières pages, Roland rattrapait l’homme en noir, en fait Walter, l’ancien assistant félon de son père, qui lui fit tirer 3 cartes pour prédire son avenir. S’ensuivit des visions hallucinatoires métaphysiques, puis enfin le réveil du pistolero sur une plage déserte. Enfin presque déserte, car Les Trois cartes reprend là où le premier livre s’était arrêté, mais ajoute la présence sur la plage des “homarstruosités”, grands crustacés aux pinces dévastatrices qui vont profiter du sommeil de Roland pour lui couper deux doigts de la main droite. Gros handicap pour le tireur d’élite, qui devra en plus faire face à une infection qui va lui rendre la vie bien difficile, et même le rapprocher de la mort si il ne trouve pas de remède.
Mais ceci n’est pas le sujet principal du livre, qui met le pistolero face aux prévisions des trois cartes de Walter, dont l’une est censée signifier la mort pour l’une des personnes rencontrées. Ces trois cartes prévoyaient en effet que Roland devrait croiser la route de trois personnes, désignées sous les appellations de Prisonnier, de la Dame d’ombre et du Pusher.
Stephen King est un malin. Plutôt que de passer directement aux choses sérieuses en plaçant Roland sur la quête de la Tour sombre, au sujet de laquelle il n’a toujours pas de plan de prévu, il consacre le second livre à ce qui s’apparente à une petite récréation. Non pas qu’amener les trois personnes en question soit une tâche aisée, loin de là, mais au moins, pendant que Roland gère ces problèmes à courte portée il n’est pas encore confronté à son propre monde et à la mythologie relative à la Tour sombre. Parce que Eddie, Odetta / Detta et Jack vivent dans un autre monde, le nôtre, à New York pour être précis. A différentes époques, certes, mais il n’en demeure pas moins que King en profite pour enraciner son récit sur des choses qu’il connait, et à partir desquelles il peut faire marcher son imagination. La récupération de ces trois personnes se fait sur un mode assez spécial : chacune dispose d’une porte sur la plage, une porte menant en apparence nulle part, mais qui s’ouvre en fait sur New York. Une fois le seuil franchi, Roland prend possession de l’esprit de l’individu concerné, et doit donc le ramener dans le monde de la Tour. Et, pendant qu’il est à New York dans la peau d’un bien-portant, le pistolero doit aussi s’occuper du remède à la fièvre qui le ronge.
La première cible du pistolero se nomme Eddie Dean, un toxicomane qui, lorsque Roland pénètre dans son esprit, est à bord d’un vol en provenance des Bahamas, et attend fébrilement le moment où il passera les douanes. Car sur lui, Eddie porte la drogue que l’a chargé de récupérer le mafieux Balazar. Véritable nouvelle dans le roman, la “quête d’Eddie” est l’occasion pour King de faire dans le polar teinté de fantastique. Ayant d’autant plus facilement accepté la présence d’un passager clandestin dans son esprit que ce passager est un pistolero rompu aux situations tendues, Eddie bénéficie de cette présence pour se sortir des embûches tout en étant initié à ce qu’il est appelé à devenir, c’est à dire un pistolero. La simili-nouvelle prend donc l’allure d’une quête initiatique, le combat contre Balazar et sa mafia (après celui, plus psychologique, contre les douaniers) faisant un écho modernisé au far west auquel s’apparente le monde de Roland. Allant plus loin, King se penche également avec habileté sur la préparation mentale d’Eddie, qui doit apprendre à supporter la douleur, les humiliations, la mort (celle de son frère, ici) et surtout à accepter l’idée que sa vie va changer en même temps que son monde. Le pistolero est là pour le préparer, mais le jeune toxico doit aussi y mettre du sien. Il y a aussi l’idée de rédemption : intégrer la quête de la Tour équivaut à faire pénitence pour son passif de toxicomane, qui a abouti à la mort de son frère, et qui sûrement, sans Roland, aurait conduit à sa propre mort. La sensation de manque, qui ne le quittera plus, sera là pour lui rappeler les raisons de sa nouvelle vie, vers la rédemption.
Le cas de Detta / Odetta est encore plus complexe. Femme noire et cul-de-jatte depuis qu’un fou l’a poussée sous une rame de métro, ainsi que riche héritière impliquée dans les droits civiques (elle vit dans les années 60), c’est une schizophrène. Fruit de la rancœur du racisme, Detta, une meurtrière en puissance, est la part sombre d’Odetta, brave jeune femme de laquelle Eddie tombe très vite amoureux. King ne consacre que quelques pages à la faire sortir de New York, et les enjeux la concernant se déroulent donc sur la plage, en route vers la troisième porte. N’ayant pas conscience d’avoir une double personnalité, Detta / Odetta ne peut combattre son mal sans que les deux hommes n’aient trouvé moyen de lui en faire prendre conscience. Ce qu’ils mettront tout le reste du livre à faire, la troisième personne, le Pusher, étant lié à sa schizophrénie. Detta est en même temps l’occasion pour King de créer un personnage digne de Regan McNeil : son fauteuil roulant, auquel elle est attachée, prenant la place du lit de L’Exorciste. Plus que simple meurtrière, Detta affiche une vulgarité et un faciès décrit avec emphase par King, qui en fait davantage un démon qu’un simple cas de psychiatrie. Elle constitue bien sûr une source de tourments pour Eddie, qui aime l’autre facette de cette femme (les deux alternant avec une logique révélée progressivement) mais aussi pour le pistolero, qui doit malgré tout continuer à avancer en dépit de cette personnalité néfaste, venant rajouter un autre soucis à son infection. Pour ce qui est d’Odetta, peu de choses à dire… Trop lisse pour être intéressante, sa présence fait glisser le livre vers la sensiblerie, King ne parvenant pas à éviter l’écueil de l’histoire d’amour fadasse. Le handicap physique de Odetta n’est finalement pas beaucoup pris en compte, ce qui peut s’expliquer par le fait que Detta / Odetta reste un personnage plutôt passif, voire même un obstacle un peu similaire aux “homarstruosités” et non un acteur influant sur le cours de l’intrigue. On se demande alors comment King gérera ce handicap à l’avenir, une fois la quête vers la Tour sombre entamée.
Le troisième personnage se nomme Jack Mort. C’est un tueur commettant ses crimes avec une certaine confidentialité. C’est lui qui a poussé la jeune femme sous le métro, c’est également lui qui a jeté une brique du haut d’un immeuble sur la tête d’Odetta, lorsque celle-ci était enfant (contribuant ainsi à faire naître sa schizophrénie). On devine dès son apparition que Jack sera la carte de la mort (c’est son nom, tout simplement !), et que ce sera lui qui permettra à Detta / Odetta de réunir ses deux personnalités (qui fusionneront sous le nom de Susannah). Donc l’intérêt du personnage est limité. Par contre, son récit est le climax du livre, puisque pendant que le Pistolero s’empare de lui, Eddie et Detta se trouvent sur la plage, dans une situation difficile pour le toxicomane, pendant que le corps de Roland demeure inanimé, à l’article de la mort. Le temps presse, et King retranscrit très bien ce suspense -certes un peu surfait, ce qui rappelle les racines feuilletonesques de La Tour sombre-, alternant entre les chapitres consacrés à Eddie et celui du Pistolero. Les deux points de vue sont appelés à se réunir au terme d’un compte à rebours informel qui introduira le prochain volume de la saga, Terres perdues.
Après le très médiocre Pistolero, Stephen King accouche donc d’un livre qui nous réconcilie avec son univers. L’arrivée de nouveaux personnages, dont les profils psychologiques sont expliqués avec exhaustivité, y contribue grandement. Ce roman repose également beaucoup sur l’action et le rythme, que Stephen King maîtrise sans trop de problèmes, et surtout sans se compliquer la vie à répondre aux questions posées dans le premier livre. De celui-ci, ne subsiste plus que quelques piqûres de rappel (histoire de ne pas trop désarçonner le lecteur à la mémoire courte, ou celui qui n’a pas lu Le Pistolero) et le développement du thème qui le clôturait, à savoir le dilemme entre l’amitié et la quête pour la Tour sombre, à l’origine du sacrifice de l’enfant Jake. Sacrifice peut-être appelé à se répéter avec Eddie et Susannah, mais rien n’est moins sûr, dixit la postface. Les Trois cartes est quand même loin d’être un chef d’œuvre, et on pourra être agacés par les facilités utilisées par King à certains moments clés (le “ka”, donc la destinée, justifie des deus ex machina un peu gros). L’insistance avec laquelle King montre l’incompréhension du pistolero face à New York et à la technologie est également un frein au charisme du personnage, qui n’apparaît à certains moments que comme un des visiteurs de Jean-Marie Poiré (“la diligence du ciel” pour désigner un avion et ce genre de périphrases moyenâgeuses, ça va bien cinq minutes).
Enfin bon, malgré tout, l’important est que ce livre donne envie de lire le suivant. Pari gagné, donc, mais désormais, puisque toutes les conditions sont réunies pour que Roland parte enfin vers la Tour sombre, King ne pourra plus se dérober et devra assumer les velléités tolkienniennes (j’entends par là créatrice à 100% d’un univers) qui le faisaient partir dans tous les sens dans Le Pistolero.