La Fortune des Rougon – Émile Zola
La Fortune des Rougon. 1871Origine : France
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Raconter “l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire” ne s’accomplit pas sur un coup de tête. Le choix de cette phrase comme sous-titre accompagnant la dénomination globale “Les Rougon-Macquart” peut en témoigner, puisqu’il évoque tous les thèmes qui seront traités dans les 20 romans du cycle. Chaque nom et adjectif se rapporte à un aspect de l’œuvre dans son ensemble, encore que l’on puisse volontiers trouver que, par exemple, le critère social prend le pas sur le naturel dans certains livres, et vice-versa. Mais en gros, le sous-titre est éloquent. “L’histoire” indique déjà le plus évident, à savoir qu’il s’agira de romans, et non de récits historiques et scientifiques directs. “Famille” n’est pas non plus la notion la plus complexe, du moins en apparence… Car Zola a démarré par là dès 1869, avant que le premier roman ne soit paru, et avant même que le Second Empire ne se soit écroulé à Sedan. En composant son arbre généalogique sur quatre générations, qu’il révisera un peu au fil du temps (il faudra attendre Le Docteur Pascal, 20ème et dernier roman du cycle pour le voir sous sa forme définitive), il trace également son plan, chaque individu reflétant un trait de caractère particulier qui devra s’affirmer en fonction des circonstances dans lesquelles l’auteur les placera. Ce qui nous amène aux mots ‘”naturelle” et “sociale”. Le premier reflète l’intérêt de Zola pour la science de son époque, notamment l’étude de l’hérédité. S’appuyant sur les théories en vogue à la fin du XIXème siècle, et plus particulièrement sur les travaux du docteur Bernard, l’auteur se place dors et déjà sur le créneau du naturalisme, approfondissant l’exemple littéraire de Balzac. Dans son arbre généalogique descriptif, autant que dans La Fortune des Rougon, cette introduction aux Rougon-Macquart, Zola utilise et définit des termes aujourd’hui désuets, du style “mélange soudure”, “mélange fusion”, “mélange dissémination”, “élection”, “innéité”, qui sont censés caractériser les traits héréditaires entre un individu et ses parents. A vrai dire, cet aspect purement scientifique est certainement le moins intéressant des thèmes abordés, tant il apparaît comme surfait. Seule, cette approche scientifique aurait pu conduire à des raisonnements fatalistes et à l’affirmation d’une prédestination peu compatible avec la notion d’éducation, que l’on ne retrouve guère dans le cycle, et qui pourtant est bien plus convaincante que l’hérédité, du moins en ce qui concerne les traits de caractère (après, question organismes biologiques, c’est autre chose). Fort heureusement, l’envergure “sociale” abordée par Zola contrebalance ces critères scientifiques, et tend même parfois à les nuancer. Prenons pour exemple le cas Gervaise Macquart, qui sombrera dans l’alcoolisme dans L’Assommoir… Dans La Fortune des Rougon, Gervaise apprend dors et déjà à boire, en compagnie de sa mère, tout en sachant que son père est lui aussi porté sur la bouteille. Dans L’Assommoir, elle reste sobre de nombreuses années, et c’est bien sa condition sociale qui l’amène à renouer avec cette tare familiale. Grâce à l’évocation de cette condition, on peut au pire parler de prédisposition, et non de prédestination, ce qui tout de suite rend plus crédibles les arguments de Zola. Mais pour en revenir à La Fortune des Rougon, ce livre est largement basé sur l’hérédité, ce qu’on peut lui reprocher. Zola y observe les personnages de trois générations de Rougon-Macquart, insiste dans un premier temps sur les personnalités (et donc l’hérédité) et dans un second les met eux et leurs tares (et plus rarement vertus) aux service de leur époque, celle du coup d’État de décembre 1851 par lequel le Président Louis-Napoléon Bonaparte renversa la Deuxième République pour instaurer le Second Empire, qu’il dirigera sous le nom de Napoléon III. Ce qui nous amène au dernier point du sous-titre “Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire”, c’est à dire ledit Second Empire. La politique brute joue un rôle finalement assez modéré dans le cycle, dans le sens où Zola n’étudie pas en détail les raisons qui permirent au Second Empire de triompher de la Deuxième République (sur ce sujet, lisez Les Luttes de classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, par Karl Marx !), et qu’il ne se penche sur les questions politiques que lorsque celles-ci permettent l’illustration d’une tare ou la peinture d’un contexte social. Bien que reposant sur le Coup d’État, La Fortune des Rougon correspond surtout au besoin de situer l’origine de la dégénérescence de la famille Rougon-Macquart à une période nouvelle lors de laquelle la caractérisation des personnages va pouvoir s’affirmer par les actes, de façon concrète, ce qui en un sens est tout de même révélateur sur les opportunités offertes par la mise en place du Second Empire. Pour ce faire, Zola ne s’est pas appuyé sur rien : bien au contraire, ici comme ailleurs, il poussa loin ses recherches. Pour la configuration de ville de Plassans, berceau des Rougon-Macquart, il se basa sur Aix-en-Provence, ville dans laquelle il vécut son enfance et son adolescence. Pour le déroulement du coup d’État, il reprit fidèlement les évènements de Lorgues (dans le Var) en s’appuyant sur les récits d’historiens (notamment Ténot) et les arrangeant au besoin, par exemple en retranscrivant des scènes s’étant produites ailleurs (à Paris, notamment). Pour tous les romans des Rougon-Macquart, Zola composa ainsi des dossiers préparatifs, qui lui servirent à la fois de notes personnelles, d’indications pour ses éditeurs et même de défenses contre les critiques qui l’accusèrent parfois de raconter des âneries (il lui faudra d’ailleurs plusieurs années pour être reconnu comme un grand écrivain).
La Fortune des Rougon est donc avant toute chose une introduction au cycle des Rougon-Macquart. Pour une grosse partie, ce n’est rien d’autre que l’arbre généalogique détaillé courant pour les personnages actifs de Adélaïde Fouque (dite Tante Dide) à certains de ses petits-enfants. Mariée à un paysan du nom de Rougon, elle eut un seul enfant, Pierre. Veuve, elle prit pour amant un contrebandier ivrogne du nom de Macquart, qui lui fit deux enfants, Antoine et Ursule. Cette dernière intervient très peu, puisqu’elle meurt peu après le suicide de son mari le chapelier Mouret, non sans avoir eu à son tour trois enfants, dont un seul intervient ici : Sylvère Mouret. Pour sa part, Pierre Rougon eut cinq enfants avec sa femme Félicité : deux filles (Sidonie et Marthe) qui n’apparaissent pratiquement pas, et trois fils, Eugène, Aristide et Pascal, ce dernier jouant un rôle passif au sein du roman. Antoine Macquart eut quant à lui trois enfants, aucun ne jouant un rôle important dans l’intrigue (à part celui de faire vivre leur père). Sept membres de la famille sont donc impliqués dans La Fortune des Rougon, et seuls deux d’entre eux y apparaissent comme moralement sains : Pascal, un médecin se contentant principalement d’un rôle d’observateur scientifique (on peut dans une certaine mesure le comparer à Zola) et Sylvère, élevé par Tante Dide, qui s’engage avec les insurgés républicains pour combattre le coup d’État à Plassans et dans la région. Tout le reste est donc composé de tarés, au sens propre du terme. Tante Dide fut la première porteuse du mal de sa lignée : sujette aux crises de nerf, femme passionnée et oisive vivant sur l’héritage de ses riches parents, elle ne s’occupa pas de ses enfants et devint pratiquement folle le jour où Macquart fut abattu par des douaniers. Son fils légitime Pierre devint alors le maître de maison, contraignant sa mère à lui léguer sa fortune, s’arrangeant pour que Antoine et Ursule quitte la maison afin de les éloigner de l’argent. Pierre affirma donc très tôt sa soif de pouvoir, qu’il va essayer d’assouvir toute sa vie durant, aux côtés de sa femme Félicité, qui elle aussi recherche le pouvoir, mais en montrant davantage d’intelligence. Leurs affaires (le commerce d’huile) n’étant pas brillantes, les condamnant notamment à vivre dans le quartier ouvrier, ils placent tous leurs espoirs sur leurs fils, qu’ils envoient étudier à Paris. Seul Eugène va correspondre à leurs attentes : depuis Paris, il dicte à ses parents le comportement à avoir face au coup d’État prochain, c’est à dire un soutien sans retenu. Forts de ces conseils, les Rougon vont donc manipuler leur monde et orchestrer des mises en scènes susceptibles de les faire passer pour des héros aux yeux de la noblesse et de la bourgeoisie. La vérité est que Plassans est une ville acquise à Napoléon, que les forces républicaines y sont passives (ceux qui se sont engagé dans l’insurrection combattent ailleurs), et que Pierre n’a fait que profiter de cette passivité pour s’imposer aux yeux des notables peureux de la ville. Il n’a fait preuve d’aucune bravoure, pas même lors des soit-disant batailles de la mairie, tout lui fut mâché par son fils ou sa femme. Il est tout autant peureux que les notables, mais son avidité dépasse sa frousse et fait de lui un intriguant et au final, un imposteur. C’est donc sur ce genre de caractéristiques que se base la fortune des Rougon…
Son fils Aristide lui ressemble, mais étant dépourvu des indications d’Eugène, il s’est posé en républicain, par seule volonté de réussir. Il retombera d’ailleurs sur ses pattes, tout comme son oncle Antoine, qui pour sa part se moque bien du pouvoir. Son seul objectif est de récolter de l’argent pour vivre en paresseux, ce qu’il n’a pu continuer à faire après la mort de sa femme et le départ de ses enfants, dont il s’emparait des salaires. Violent et porté sur la bouteille comme son père le contrebandier Macquart, il se prend pourtant pour le meneur des républicains, affichant des opinions d’autant plus hypocrites que lui-même est un fléau de la pire espèce, un profiteur, un tyran domestique et -comme Pierre- un intriguant, menteur quant il le faut. Il lui est resté en travers de la gorge l’appropriation de la fortune familiale par son frère Rougon, et pour lui le côté républicain est aussi une vengeance personnelle.
Tous ces personnages se combattent, se manipulent et s’arrangent en fonction de leurs intérêts, affichant dans le fond une seule et même tendance profondément antipathique, et qui chacun de son côté contribue à avilir le camp choisi (parti de l’ordre ou républicanisme), mettant aussi l’accent sur la dégénérescence du parti vainqueur et du vaincu. Le meilleur résumé possible est fourni en fin de livre par Pascal, le scientifique, qui tout du long s’est contenté d’observer pour en arriver à cette conclusion : “ces poussées d’une famille, d’une souche qui jette des branches diverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans les tiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieux d’ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétit lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang“.
Le seul personnage positif -si l’on sort de la neutralité naturaliste de Pascal- est donc représenté par Sylvère, jeune républicain élevé par une solitaire tante Dide en route vers la folie, mais qui malgré tout essaie d’expier ses fautes passées en cherchant à protéger son petit fils de la dégénérescence qu’elle a engendré et lâché dans la nature. Auto-éduqué en lisant des livres républicains (Rousseau) qu’il comprit assez mal, Sylvère est du genre romantique. Pour lui, la défense de la République va de pair avec la réhabilitation de Tante Dide et surtout avec la défense de son amie Miette, employée par son oncle, méprisée par son cousin, et tête de turc des gamins de la ville qui lui rappellent qu’elle est la fille d’un prisonnier, son père ayant tué un gendarme. Compte tenu de leur âge, l’histoire d’amour entre Miette et Sylvère est platonique. Pendant plusieurs années ils se retrouvèrent en secret chaque soir dans un ancien cimetière devenu terrain vague. Tous deux exclus du monde, tous deux naïfs, s’étant aimé de façon platonique dans un lieu propice aux divagations romantiques, ils ne pouvaient faire autrement que de s’engager aux côtés des ouvriers et des paysans pour la République, celle-ci représentant tous les bannis de la société. Zola passe de nombreuses pages à nous narrer l’histoire commune de Miette et Sylvère à grand renfort de sentimentalisme, adoptant donc le point de vue de ces deux gamins. C’est à vrai dire plutôt rébarbatif voire agaçant, comme peuvent l’être les grands idéaux romantiques. De toute évidence, Zola cherche à nous faire aimer ces deux personnages contrastant avec tous les autres… Plutôt raté, car trop classique. Y compris dans leur destinée, puisque Zola conçoit pour l’occasion des images de martyrs assez surprenante dans un cycle littéraire où généralement les personnages vivent et finissent comme des chiens, dans l’indifférence.
La Fortune des Rougon est donc avant tout à prendre comme une introduction au cycle des Rougon-Macquart, lequel ne demande qu’à s’affiner lorsque la famille aura éclaté aux quatre coins de la France dans des voies différentes. Il s’agit de l’illustration pratique de l’arbre généalogique, qui permet de comprendre les origines de bien des choses dans les futurs romans mais qui ici se révèle assez peu finaud. L’amour entre Sylvère et Miette, quoique tragique, fait assez pâle figure comparé à la force de romans tels que L’Assommoir ou La Terre, où Zola peut s’exprimer librement, sans contraintes d’ordre introductif, et surtout sans cette insistance quasi monomaniaque sur l’hérédité, plombant principalement le début du livre. Reste malgré tout un beau livre sur les coulisses d’un coup d’État local, donnant une vision pour le moins acerbe de l’arrivisme et l’opportunisme des prétendants au pouvoir. A côté de son aspect “utilitaire” pour le cycle, La Fortune des Rougon est en réalité une satire virulente sur tous ces politiciens peu cohérents s’engageant au gré du vent pour servir leurs intérêts personnels.