Dolores Claiborne – Stephen King
Dolores Claiborne. 1992
Origine : Etats-Unis |
Il n’est pas surprenant de voir débarquer Dolores Claiborne six mois seulement après Jessie. Conçues dans un même mouvement, les deux histoires étaient censées figurer dans un même livre, qui aurait dû s’appeler “In the Path of the Eclipse”, consacré comme le titre l’indique à l’éclipse totale du soleil (non fictive) survenue le samedi 20 juillet 1963 à travers toute la partie centrale du Maine. Les deux histoires tournent chacune autour d’un personnage féminin éponyme dont la vie a basculé au moment de l’éclipse, et qui bien des années plus tard (en 1992) se livrent à une rétrospection douloureuse. Ces deux personnages, Jessie Burlingame et Dolores Claiborne, sont liées entre elles, chacune voyant distinctement l’autre en plein tourment pendant un cours instant. Cela leur arrive une première fois pendant l’éclipse, puis une seconde au moment de leur narration ou de leur pensée, selon qu’elles sont interrogées par la police (pour Dolores) ou menottées à un lit sans moyen de s’échapper (pour Jessie). Ce lien n’est pas de nature à faire interagir l’une sur la vie de l’autre, mais il sert plutôt à souligner la destinée commune à ces deux femmes méritantes, et peut-être à suggérer que seules des femmes ayant vécu à peu près les mêmes drames peuvent comprendre leurs traumatismes respectifs. Pour Jessie comme pour Dolores, l’éclipse coïncide avec un moment particulièrement difficile de leur existence, moment dans lequel leur rétrospection les replonge. La nature par définition ténébreuse de cette éclipse solaire est le reflet de la perversité de leur situation, dans laquelle elles se trouvent isolées, plongées métaphoriquement dans le noir, à l’exception donc du lien plus ou moins télépathique qui les unit à l’instant fatidique. Pour Jessie, il s’agit de l’instant où son père abusa d’elle pendant le spectacle de l’éclipse, tandis que pour Dolores, il s’agit du meurtre de son mari, coupable d’avoir cherché à abuser de leur fille Selena, d’avoir volé l’argent économisé pour l’avenir de leurs trois enfants et plus généralement de n’avoir toujours été qu’un salopard. Après ces évènements de 1963, la vie des deux bascula, et leur présente rétrospection est l’ultime moyen de se débarrasser de ces souvenirs pesants. Avec ces deux histoires, King se livre à une démarche profondément féministe, très éloignée des récits horrifiques qui l’avaient fait connaître.
L’histoire de Dolores Claiborne est donc celle d’une femme désormais sexagénaire vivant sur l’île de Little Tall, dans le Maine. Innocentée pour le meurtre déguisé de son mari Joe Saint George en 1963, elle fut relativement épargnée par les rumeurs populaires sur son compte, principalement du fait de la personnalité peu fréquentable de Joe. Mais lorsque sa riche patronne Vera Donovan décède dans des circonstances mystérieuses alors qu’elle était seule avec sa gouvernante, la population est nettement moins tendre avec Dolores, qui cette fois est pourtant innocente. Elle s’explique donc de long en large auprès de la police de Little Tall.
320 pages, tout un roman, c’est un peu long pour une explication avec la police. La vie privée de Dolores depuis les années 50 ne semble pas avoir grand chose à voir avec la mort de Vera Donovan, pour laquelle Dolores travailla pendant presque 40 ans, d’abord comme femme de ménage puis comme gouvernante. C’est que Stephen King n’utilise pas cette affaire de meurtre comme raison première de son roman. Il le conclut d’ailleurs par quelques sommaires extraits de presse très neutres dévoilant le sort réservé à son héroïne. Dolores Claiborne n’est pas un roman policier, c’est un drame biographique dans lequel l’enjeu est de cerner une personnalité forte, de comprendre le pourquoi et le comment de ce qu’elle est actuellement. Non, elle n’a pas assassiné Vera Donovan, oui elle a naguère assassiné Joe Saint George, ces réponses sont très vite données et il n’y a aucune raison de les remettre en question. De la première à la dernière page (les trois extraits de presse mis à part), Dolores est la seule narratrice, dévoilant la moitié de sa vie d’un trait. Tout comme le sujet est fort éloigné de ce qu’il a l’habitude de faire, King utilise un style qui ne lui est pas coutumier. Son livre n’est pas découpé en chapitres, ni même en paragraphes. C’est un long bloc de texte aéré par des seuls retours à la ligne, ce qui accentue donc le vidage de sac auquel se livre la protagoniste principale pour enfin soulager sa mémoire. Dolores Claiborne s’apparente en fait à des confessions faites par une vieille femme modeste, au langage populaire, à la vie emplie de zones d’ombres (dont l’éclipse est l’épicentre) que bien des gens dans la communauté de Little Tall ont éclairé à leur façon, à coups de jugements hâtifs et de rumeurs médisantes. La vérité qu’elle dévoile est pourtant foncièrement plus complexe qu’il n’y paraît, et constitue un véritable appel à la compréhension, sinon à la tolérance. Aucun jugement ne peut être établi avec des suppositions et les actes ne sauraient à eux seuls permettre de coller une étiquette. Il y a quelque chose de très digne dans le récit de Dolores Claiborne, connue pour son caractère difficile, suspectée de deux meurtres prémédités et qui expose ici ses propres difficultés qui l’ont façonnée et ont transformé sa vie. Ainsi, tout ce qu’elle a jamais fait a été rendu possible par sa volonté de protéger ses enfants, puis sa vieille patronne Vera Donovan, qui elle même cacha ses propres traumatismes (liés là aussi à ses enfants) derrière un caractère odieux un peu trop vite assimilé à son statut social aisé. Le meurtre de son mari fut pour Dolores la seule solution pour assurer l’avenir matériel de ses enfants, plus l’équilibre psychologique de sa fille. King décrit excellemment ce raisonnement, appuyant à la fois sur le calvaire infligé à Dolores par son mari et sur le manque de soutien social dans cette communauté bien trop traditionaliste pour porter assistance à un simple cas de drame familial. Il ne rend pas non plus le meurtre anodin, bien au contraire : il consacre de nombreuses pages à sa préparation et à son laborieux déroulement au moment de l’éclipse, justifiant ainsi le traumatisme de son héroïne. L’abandon, l’absence de social, tout ceci a conduit Dolores Claiborne à un meurtre abject. Si elle libéra ses enfants, elle se condamna elle-même par ses souvenirs, par la réputation qu’elle allait acquérir et surtout par les distances prises après coup par ses propres enfants, surtout sa fille Selena, qui bien qu’absents le jour de l’éclipse ont toujours suspecté leur mère et n’ont jamais véritablement cherché à comprendre sa position. Toute rustaude qu’elle soit, Dolores Claiborne a pourtant sacrifié sa vie pour sauver son entourage, et a en plus continué à prendre sur elle pour payer le prix de son geste, abandonnée par ceux qu’elle a pourtant protégé. Elle trouva donc une sorte de réconfort dans son assistance à Vera Donovan, une garce -comme elle- qui -comme elle- vécut la majeure partie de sa vie dans des souvenirs difficiles… A travers la relation Dolores /Vera Donovan, on retrouve un peu le relation Dolores / Jessie Burlingame dans le sens où sans échanger beaucoup de mots, les deux femmes se comprennent. Elles n’ont pas eu le même mode de vie, elles ne savent pas grand chose l’une de l’autre, mais elles savent qu’elles partagent des douleurs semblables. C’est ce qui leur permet de faire un bon bout de chemin ensemble et c’est ce qui explique pourquoi Dolores fut la seule femme de ménage à durer auprès de Vera Donovan. La seule différence est que Dolores, en assistant à la mort de sa vieille patronne devenue sénile et en proie à des terreurs inconsidérées (c’est de ça qu’elle est morte), a décidé de vider son sac avant qu’elle n’en meurt à son tour. Son témoignage relève davantage de la psychanalyse que de la déposition.
Cette histoire de femme battante et battue (surtout psychologiquement) pourrait très bien avoir sombré dans la mièvrerie. On en est pourtant loin, tant King apporte un soin méticuleux à son récit, évitant par exemple les longues complaintes analytiques (c’est au lecteur de psychanalyser, c’est à lui que Dolores se livre) et utilisant ses talents de romancier d’horreur pour décrire une vie difficile très réaliste, qui n’a rien de la bibliothèque rose (l’épisode où Dolores réussit à tirer les vers du nez à sa fille concernant Joe est particulièrement dur, et donc d’autant plus poignant). Dolores Claiborne est un roman en apparence très sec, peu avenant, franchement peu engageant à la vue de son bloc de texte ininterrompu sur plus de 300 pages. Mais comme pour le personnage de Dolores, il est nécessaire de faire l’effort de dépasser ses apparences pour pouvoir y déceler à travers une histoire très sombre une grande richesse et une sensibilité maîtrisée, dédiée aux femmes “banales”, ignorées ou méprisées, qui ont pris ou prennent sur elles pour maintenir leur famille à flot.