Un revenant – Christian-Jaque
Un revenant. 1946Origine : France
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Vingt ans après son départ pour Paris, Jean-Jacques Sauvage (Louis Jouvet) revient dans sa ville natale de Lyon, tout auréolé de la gloire du ballet qu’il dirige. C’est d’ailleurs à des fins professionnelles qu’il est là, puisque la cité des Gones va accueillir l’avant-première de son nouveau spectacle. Toutefois, Jean-Jacques a également de vieux comptes à régler avec son ancien entourage. Victime d’un coup de fusil il y a vingt ans, il avait réchappé de peu à la mort pour découvrir après son hospitalisation que sa fiancée Geneviève (Gaby Morlay) avait convolé en justes noces avec Edmond (Louis Seigner). Pis : le coup de feu qui l’avait atteint avait été tiré par Jérôme (Jean Brochard), frère de Geneviève, meilleur ami de Jean-Jacques, qui selon ses dires avait pris ce dernier pour un cambrioleur alors qu’il venait de nuit voir Geneviève. Toujours est il que Jérôme et Edmond s’étaient mis en affaires dans l’industrie de la soie, et que Jean-Jacques n’est pas dupe quant à la nature de cet “accident”. Désormais en position de force alors que les trois autres se retrouvent proches de la faillite, le metteur en scène va bientôt avoir sa revanche.
Un revenant porte bien son titre. Tout d’abord parce qu’il marque le retour de Louis Jouvet au cinéma, six ans après Untel père et fils de Julien Duvivier, dont la sortie fut repoussée jusqu’à la Libération pour cause de parti-pris antinazi assez mal vu pendant la guerre que Jouvet passa en Amérique du sud, à prolonger une tournée théâtrale initiée à l’origine par le régime de Vichy, mais s’étant assez vite transformée en évasion. Ensuite parce que ce titre caractérise fort bien le sujet du film, le retour d’un homme, ce qui est tout de même le moins que l’on pouvait en attendre. Et enfin parce que Christian-Jaque utilise la connotation fantastique du terme “revenant” pour créer un certain climat fantastique que l’on retrouvait déjà et en encore plus prononcé dans son précédent film, Sortilèges. L’ouverture, nous présentant la silhouette au chapeau de Jouvet se promenant dans les rues brumeuses de Lyon n’est qu’une belle mise en bouche permettant d’introduire le mystère entourant un personnage dont l’histoire nous est livrée au gré de ses discussions avec ses ennemis. Autant dire que Christian-Jaque ne cherche aucunement à forcer l’empathie pour cet homme fantomatique et solitaire. Il chercherait même l’ambiguïté sur les émotions qu’inspire son personnage. N’étant lié à personne, Jean-Jacques Sauvage est une figure inquiétante lancée dans une vendetta psychologique effectuée avec un recul de vingt ans. Il n’y a pas ces épanchements sur la trahison de ses amis ni même d’envolées de violence qui auraient permis de l’humaniser et de prendre un certain plaisir, aussi malsain soit-il, à le voir se venger. Il n’y a qu’un homme glacial incarné par un acteur brillant au physique de l’emploi (Jouvet pourrait aussi bien avoir été une vedette du film noir, voire de l’expressionnisme allemand -le style visuel du film est d’ailleurs parfois assez proche de l’expressionnisme-). La stratégie de Sauvage -pseudonyme que porte bien Jean-Jacques-, plus improvisée que préméditée, est de semer la discorde dans l’autre camp par des manigances qu’il n’a pas à forcer. Jérôme, Edmond et Geneviève sont déjà suffisamment sur la mauvaise pente pour ne pas avoir à en rajouter excessivement. Il suffit de rajouter la goutte d’eau qui fera déborder le vase. C’est tout juste si la simple présence de ce revenant ne les met pas en panique, eux qui se croyaient débarrassés de lui et qui se retrouvent le dos au mur à devoir revenir sur le passé sans que Sauvage ne leur laisse la possibilité d’accorder leurs violons. Ce qui entraîne de pathétiques énormités (Edmond lui annonçant la mort de Geneviève, laquelle vient trouver Sauvage dans les heures qui suivent) que le personnage ne relève même pas, faisant semblant de jouer le jeu et regardant les autres s’enfoncer dans leurs bassesses tout en savourant le spectacle.
Le travail du scénariste et dialoguiste Henri Jeanson est prodigieux : là où un Audiard brillait par le sens de la formule, lui oeuvre ici dans le corrosif le plus abouti. Une acidité cinglante que promène constamment Louis Jouvet, lequel peut ainsi utiliser de son talent pour la diction. Savoureuse est par exemple cette réponse de Jean-Jacques à Jérôme pour leur première rencontre en vingt ans : alors que son ancien ami, après s’être fait déclaré absent (ce que Jean-Jacques savait être faux), le rencontre finalement et lui dit qu’il aurait regretté de le manquer, il lui rétorque “Mais tu ne m’as pas manqué“. Une provocation à laquelle Jérôme ne peut répondre, enfoncé qu’il est dans son incapacité à affronter les choses frontalement. Par cette déclaration anodine, Jean-Jacques déclare l’ouverture des hostilités et en définit les règles. Il sera impitoyable, et bien au-delà du sarcasme des mots et de la gestuelle méprisante adressé à ses “amis”, il s’en prendra aussi au fils de Jérôme, un jeune naïf que le metteur en scène poussera dans les bras de sa danseuse vedette (la ballerine Ludmila Tcherina dans son premier rôle cinéma), véritable machine à broyer les cœurs par trop romantiques. “Tu seras son premier chagrin d’amour“, lui dit-il. Et elle, de répondre “C’est le seul qui compte“. C’en est presque indécent de voir le sinistre Jean-Jacques orchestrer le pan le plus cruel de sa revanche sur un jeune type innocent, et qui plus est opposé à son père, qui voulait le pousser dans les bras d’un laideron de bonne famille pour renflouer sa propre trésorerie. La logique aurait voulu que les victimes de Jérôme s’associent, mais de ça il n’est pas question. Le cynisme solitaire du personnage de Jouvet est décidément sans bornes. Même le sentiment amoureux de son ex compagne (sincère ou non ? Peu importe) est traîné dans la boue, avec cette relation que Jean-Jacques promet à Geneviève, et qu’il achèvera avec une grande brutalité au moment opportun, choisi pour une humiliation optimale.
En un sens, Un revenant incarne une certaine vision de la société. L’élément déclencheur de l’intrigue, à savoir la tentative de meurtre déguisée en accident, n’est qu’une façon de démontrer les travers d’un monde huppé dans lequel la cupidité prévient toute forme de relations humaines. Ça a été le cas de Jean-Jacques, poussé dehors parce que constituant un obstacle à l’arrivisme, mais avec le retour de ce dernier il est tout aussi évident que Jérôme, Edmond et Geneviève n’ont pas spécialement d’atomes crochus les uns pour les autres… Après tout, Jérôme planifie même le mariage de son fils parce que (de mémoire) “les enfants, ça sert à ça”. Il est dès lors compréhensible que Jean-Jacques n’observe tout cela qu’avec une désinvolture teintée de résignation. Fort de sa juste compréhension de ce monde, il en voit la fragilité intrinsèque et se place au-dessus de la mêlée pour mieux tisser sa toile et prendre tout le monde à son piège. Incurable désabusé, il n’a que mépris pour la fougue amoureuse du fils de Jérôme, et en un sens la façon dont il le manipule pour mieux toucher son père est aussi une sorte de leçon de vie qu’il lui procure. Lui-même est devenu l’homme qu’il est à travers les épreuves que le jeune homme n’a pas encore vécu. Pour se maintenir à flot dans un tel environnement (et on peut penser que la fin de la guerre fut un contexte ressemblant, propice aux coups bas), pas d’autre choix que de voir le monde avec cynisme, et d’agir en conséquence. Constat amer, mais qui nous vaut un magistral film noir.