Tucker – Francis Ford Coppola
Michigan – 1946. Preston Tucker (Jeff Bridges), un passionné d’automobiles, vante les mérites de la voiture du futur dans la presse locale. Il s’agit d’un modèle de sa conception mais qui n’existe que sur le papier. Par la seule force de son bagout, il obtient un délai de 60 jours pour mettre au point un prototype dont la réussite lui permettrait ensuite d’envisager l’assemblage à grande échelle. Or au sein d’une industrie ronronnante, les trois grandes entreprises qui se partagent le marché (General Motors, Ford et Chrysler) voient d’un mauvais œil l’apparition d’un concurrent aux idées si novatrices et vont tout faire pour lui mettre des bâtons dans les roues.
Il a suffi du mauvais accueil d’un film – Coup de cœur en 1981 – pour que les rêves d’indépendance de Francis Ford Coppola à travers sa société de productions American Zoetrope volent en éclats. Sa carrière se résume ensuite à une succession de compromissions et de films de commande dans le but d’éponger ses dettes. Une déconfiture qui fait écho aux changements en profondeur de l’industrie hollywoodienne, désormais irrémédiablement tournée vers le divertissement et la quête de profits à tout prix, sonnant le glas de cet âge d’or qu’a été le Nouvel Hollywood. Au cours de la décennie, un événement autrement plus dramatique vient influer sur son cinéma, la mort accidentelle de son fils aîné Gian-Carlo survenue en 1986. Si le deuil se trouve au cœur de Jardins de pierre, sorti l’année suivante, sur fond de guerre du Vietnam, c’est avec Tucker qu’il entame un dialogue avec ce fils trop tôt disparu via leur passion commune pour l’automobile. Loin de toute austérité, Francis Ford Coppola réalise un film pétillant et rutilant sur le fameux rêve américain qu’il tend néanmoins à écorner en nous en montrant l’envers moins reluisant.
Tucker n’est pas un biopic comme on le conçoit à l’heure actuelle, déroulant méthodiquement les grandes dates de l’histoire du personnage mis à l’honneur dans un souci de paresseuse exhaustivité. Il ne s’agit pas pour Francis Ford Coppola de retracer in extenso toute la vie du personnage principal mais d’en mettre en lumière une période bien précise, symptomatique de ce qu’a été l’homme. Un choix qui n’empêche nullement une contextualisation du récit, laquelle passe par un habile enchaînement d’images en noir et blanc calqué sur les films d’actualités de l’époque. En outre, et de manière symbolique, le passage de ces images en noir et blanc aux couleurs pimpantes du technicolor retranscrit la petite révolution que Preston Tucker amorce au sein d’une industrie sclérosée par des années d’immobilisme durant la Deuxième Guerre Mondiale. L’homme de son temps – après avoir tenté en vain de vendre un véhicule militaire de son invention à l’armée néerlandaise puis à l’armée américaine, Preston Tucker s’enrichit en déclinant la tourelle mobile dudit véhicule pour l’aviation militaire – souhaite devenir l’homme de demain en proposant rien de moins que la voiture du futur avec force innovations. Parmi elles, deux concentrent particulièrement les critiques des mastodontes de l’industrie : le moteur à l’arrière et la ceinture de sécurité. La première parce qu’elle induirait une perte de puissance de l’automobile lorsque la seconde va à l’encontre de l’image de liberté mise en exergue par les constructeurs. La sécurité, Preston Tucker en fait son cheval de bataille au moment de présenter son projet lors d’une scène où sa rouerie éclate de mille feux. Davantage qu’un technicien – une fois le projet lancé, il délaisse le travail manuel au profit du démarchage du public sur le terrain – il s’avère un excellent meneur d’hommes à l’inépuisable bagout. Il ne s’appesantit guère sur ses échecs, cherchant toujours à positiver et à avancer en dépit des embûches. Toujours en mouvement, Tucker impulse au film son rythme alerte que Francis Ford Coppola accompagne d’une réalisation fluide et des effets de montage appropriés. A l’écran, cela se traduit par ce léger travelling latéral qui suit dans un premier temps Preston dans sa maison pour ensuite nous le révéler à l’intérieur des locaux qu’il vient d’acquérir ou par cette idée, très théâtrale dans le principe, qui nous montre sur le même plan lors de conversations téléphoniques Tucker et son interlocuteur seulement séparés par un élément de décor. Il y a une forme d’admiration dans la manière qu’a Francis Ford Coppola de filmer son personnage principal. Il évite cependant l’hagiographie par petites touches, montrant en creux à quel point l’entêtement de Tucker confine à l’obsession au point de l’amener à se détourner des autres. Il ne prête ainsi guère attention aux préoccupations de son fils aîné jusqu’à ce que ce dernier intègre son équipe ou fait peu de cas de l’accident de son designer Alex Tremulis, trop préoccupé par la date butoir fixée pour la présentation de son modèle révolutionnaire qui arrive à grands pas. Preston Tucker, bien aidé par l’interprétation fiévreuse de Jeff Bridges – par ailleurs comédien à l’indéniable capitale sympathie – demeure contre vents et marées un personnage positif, un David de la production artisanale en lutte contre le Goliath de l’industrialisation. Mais la dimension mythologique de son combat ne pèse guère face aux réalités économiques et sa principale victoire consistera à laver son honneur bafouée tout en laissant à la postérité une cinquantaine d’exemplaires d’une automobile en avance sur son temps devenu aujourd’hui objet de collection.
A travers les déboires de ce bon chef de famille aux idées novatrices face à une industrie engluée dans ses vieilles habitudes, Tucker se lit bien évidemment comme un portrait en creux de Francis Ford Coppola. Les correspondances entre les deux hommes sont trop nombreuses pour être fortuites. On retrouve dans les deux cas cet aspect chef de clan (pour les plus observateurs, Sofia Coppola fait une apparition dans le film), le soutien indéfectible d’une épouse qui loin de se borner à son rôle de femme au foyer est partie prenante des affaires de son mari, et cette volonté farouche de continuer coûte que coûte à inventer des formes nouvelles. Le cinéma de Coppola ne fait plus recette ? Ce n’est pas grave puisqu’il a au moins le mérite d’exister nous suggère le cinéaste à travers la morale que Preston Tucker tire de ses démêlés avec les gros pontes de l’industrie automobile. Un petit côté revanchard qui ne nuit guère à la bonne humeur de l’ensemble, le film renouant parfois avec l’esprit de Frank Capra.
Avec ce film, Francis Ford Coppola démontrait, s’il en était besoin, qu’il en avait encore sous le capot. Fort du soutien de George Lucas, autre passionné d’automobiles, dans un renvoi d’ascenseur amical, Coppola n’ayant pas hésité en son temps à produire THX 1138, il renoue à la fois avec son enfance (son père avait réservé la Tucker qu’il n’aura jamais au contraire de son fils des décennies plus tard) et prolonge le souvenir de son fils disparu auquel le film est dédié. Film méconnu, Tucker mérite d’être redécouvert. Et compte tenu de la copie magnifique désormais disponible, il devrait connaître, si ce n’est une ressortie en salles au moins une belle édition en dvd et blu-ray.