Tokyo Fist – Shinya Tsukamoto
Tokyo Fist. 1995Origine : Japon
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Tsuda est un petit employé d’une grande entreprise de Tokyo. Il mène une vie banale, rythmée par les contrats d’assurances qu’il tente de vendre, devant pour cela arpenter la ville et ses immenses tours, et faire du porte à porte. Son existence est bouleversée alors qu’il rencontre par hasard Kojima, un de ses ancien camarades de lycée, devenu champion de boxe. Kojima ne tardera pas à s’incruster dans la vie de Tsuda et surtout à intéresser la femme de ce dernier. Jaloux, Tsuda décide de se mettre lui aussi à la boxe…
Les premières images du film agressent d’emblée le spectateur. Le style est sec, le montage rapide. On voit un boxeur qui s’entraîne, la caméra vient se placer face à lui et prend tout les coups de poings. Le cadre est malmené et l’image tremblotante. La violence de la scène et la violence des images frappent directement le spectateur. Et ce n’est qu’un début.
Le film prend la forme d’un long combat de boxe, éreintant pour les personnages et le spectateur. Des passages de violence crue et barbare, à l’esthétique violemment poétique, succèdent brutalement à des moments calmes en apparence où le réalisateur filme les gratte-ciels écrasants et déshumanisés de la ville de Tokyo. Puis de nouveau des combats de boxe.
Malgré ce rythme très haché et rapide, Tokyo Fist pourrait presque être un drame tout à fait classique, tournant autour d’un triangle amoureux qui se forme petit à petit, s’il n’avait pas été mis en scène par cet étrange homme qu’est Shinya Tsukamoto. Le réalisateur japonais s’était déjà fait remarquer par son désormais célèbre Tetsuo. Une œuvre cyberpunk totalement allumée qui parvenait à saisir toute la portée et le poids de la technologie dans nos sociétés modernes via des images chocs qui martèlent la rétine du pauvre spectateur au rythme violent de la musique de Chu Ichikawa. Film chaotique dont la violence brute et sans fioritures atteint une intensité rare, Tetsuo semble dicter une sorte de ligne de conduite à son réalisateur, qui n’hésite pas à recycler les thèmes et les codes visuels de ce film pour les suivants.
Les deux films sont très proches, et certains n’hésitent pas à parler alors de trilogie tokyoïte pour qualifier Tetsuo, sa suite et Tokyo Fist.
Mais il serait injuste de réduire les films du réalisateur japonais à des pâles copies du précédent. Une évolution se fait clairement ressentir. Sur le plan technique bien sûr, puisque l’image de ses films est chaque fois plus nette, plus précise, captant avec plus d’acuité l’aspect lisse et froid de la ville moderne, mais surtout au niveau de la manière dont il introduit ses thèmes. Si l’aspect frontal et direct de la violence de Tetsuo avait une efficacité immédiate qui ne sera sans doute jamais égalée, Tokyo Fist obtient pourtant un effet similaire et dévastateur en centrant son intrigue sur ses personnages cette fois-ci.
Des portraits à la fois réalistes, exagérés et fortement symboliques des différents protagonistes nous sont dressés. Tsuda est la figure parfaite du salary-man japonais, qui ne vit que pour son travail et dont l’existence morne qu’il mène le détruit à petit feu. On voit sa silhouette frêle errer le long des immeubles de la ville, comme écrasé par sa masse énorme. Sa femme, Hizuru, est l’épouse parfaite, passive, elle n’existe que pour apporter réconfort à son mari après son travail. face au couple se dresse Kojima, le boxeur, qui nous est immédiatement présenté comme quelqu’un de barbare et de violent, mais également comme infiniment plus organique que les deux autres. C’est ses trois personnages qui s’entraîneront mutuellement dans un tourbillon d’ultra violence salvatrice. Le personnage de Hizuru revêt une importance toute particulière dans le film. Tsukamoto n’a jamais caché son intérêt pour ces figures de femmes fortes, et dans Tokyo Fist c’est elle qui est au centre du film, et qui pousse les deux autres personnages dans leurs retranchements.
Très attaché à son film, Shinya Tsukamoto est à la fois réalisateur, producteur, directeur artistique, scénariste, directeur de la photographie, monteur et acteur. Il incarne Tsuda, tandis que face à lui, ce n’est autre que son frère Kohji, boxeur professionnel, qui incarne Kojima. Le film prend ainsi une dimension autobiographique, qui rend d’autant plus crédible les émotions jouées par les acteurs.
Bien plus qu’un simple film sur la boxe, Tokyo Fist est un film sur la violence. Les personnages du film utilisent la boxe comme un puissant exutoire à toutes leurs frustrations sociales. La violence apparaît d’abord de manière insidieuse, sous la forme de ressentiment, d’envie, de jalousie, des sentiments qui vont de plus en plus lier les trois personnages. Mais rapidement cette violence prendra un tour plus organique. Attiré dans le monde de la boxe par désir de vengeance, par jalousie et par défi, Tsuda va petit à petit y sombrer, s’accrochant comme un naufragé à la douleur pour regagner un peu de l’humanité qu’il avait perdue. La force du film, c’est d’injecter ce thème directement dans des images immédiatement évocatrices. C’est ainsi que la violence prend une forme très graphique à l’écran. On peut voir les corps souffrir, les visages boursouflés par les bleus et les hématomes, les nez cassés, le sang qui coule. Au ton du film assez réaliste, s’ajoute cette violence extrême et outrancière, assez proche du style manga. Tsukamoto est un cinéaste au style expressément visuel. Ses films contiennent assez peu de dialogues, et presque jamais de passages explicatifs difficilement digérables. Il tente de tout faire passer par l’image, les émotions et le message. Cela peut donner un aspect un peu obscur, voire hermétique à ses films. Et il est à mon avis important de connaître l’homme et sa filmographie avant de s’aventurer dans son film.
Tokyo Fist est un film qui stigmatise parfaitement le malaise actuel qui semble étreindre le japon. Tsukamoto parle de la disparition du corps, dont l’aspect organique, et donc mortel, est gommé par la société moderne. Pays moderne par excellence, le Japon est le pays de l’urbanisation. La ville, par ses fonctions, par son aspect froid et technologique, apparaît comme une entité déshumanisante, broyeuse d’hommes. A ceci, Tsukamoto propose une solution radicale et violente, et il décrit le destin d’un pauvre homme qui n’a d’autre moyen que de retrouver son humanité dans la souffrance volontaire et dans l’abandon de toute convention sociale.
Tokyo Fist est un film fou. Mais derrière son aspect chaotique et simpliste de film de boxe répétitif et ultra violent, se cache un portrait au vitriol de nos sociétés modernes. Et il s’agit sans doute de l’un des films les plus maîtrisés de son auteur.
Un excellent film, qui ne plaira cependant pas à tout le monde.