Sur la route de Madison – Clint Eastwood
The Bridges of Madison County. 1995Origine : États-Unis
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Avec les années 90 intervient une période charnière dans la vie et dans la carrière de Clint Eastwood. Il commence déjà par se séparer de Sondra Locke, sa compagne depuis une quinzaine d’années, qui fait alors étalage d’une série de saloperies que lui aurait imposé Clint durant leur vie commune, avec en tête de liste deux avortements et une ligature des trompes. La séparation ne se fait pas exactement à l’amiable, et de procès en procès, l’affaire dura pendant toute la décennie, pendant laquelle l’ex homme sans nom allait se forger une autre image, en parallèle de celle du dur à cuir. C’est celle de l’homme sensible et philosophe, fort déjà d’une certaine expérience de la vie, qui avait déjà été largement amorcée avec des films tels que Bronco Billy ou Honkytonk Man. Mais il était bien difficile de décoller l’étiquette collée par les westerns et par l’Inspecteur Harry, sur lesquels Clint n’avait pas encore fait une croix (Pale Rider en 1985, La Dernière cible en 1988). Après ces prémices que furent Bird et Chasseur blanc, cœur noir, Clint frappa un grand coup en 1992 avec Impitoyable. Sonnant comme le western d’adieu d’un acteur réalisateur se sentant vieillir et tournant une nouvelle page de sa vie, ce film met non seulement en scène le baroud d’honneur d’un pistolero déclinant, mais aussi celui d’un acteur qui depuis plus de 20 ans incarnait le genre, comme John Wayne avant lui. Clint organisait là les funérailles d’une partie de sa carrière avec un brio qui lui valut la modification de son image et surtout son explosion en temps que cinéaste sérieux aux yeux de la critique et du public. Le film du nouveau départ survint l’année suivante avec Un monde parfait, avec lequel Clint désignait sans en avoir conscience son successeur “western” le plus crédible, Kevin Costner (faut de mieux il est vrai, tant le genre est moribond depuis Impitoyable) et s’orientait lui-même dans une autre direction. A partir d’Un monde parfait, Clint allait désormais réaliser tous ses films, cessant de jouer dans ceux des autres. La transition effectuée, il se retrouva libre. Et c’est ainsi que lui fut confié le projet d’adaptation de Sur la route de Madison, mélodrame à succès signé Robert James Waller. Succédant aux réalisateurs initialement envisagés, Sydney Pollack et Bruce Beresford, se substituant à Robert Redford dans le principal rôle masculin, il dût surtout faire le choix de l’actrice principale d’un rôle âprement disputé (Cher, Isabella Rossellini, Susan Sarandon, Jessica Lange, Barbara Hershey, Anjelica Huston et Catherine Deneuve furent soit contactées, soit candidates). Ce fut sur les conseils de sa mère qu’il engagea finalement Meryl Streep. Un choix on ne peut mieux adapté, compte tenu de la nature du rôle qu’elle devait tenir.
Carolyn et Michael Johnson reviennent dans la maison de leur enfance pour régler les problèmes d’héritage suite au décès de leur mère, Francesca. Le notaire les informe qu’elle a demandé à être incinérée, et que ses cendres soient jetées du pont Rosamunde. Surprise générale, puisque le caveau familial auprès de leur père était déjà réservé depuis longtemps. Il se cache un secret derrière cette décision, que Carolyn et Michael découvriront en lisant les mémoires de leur mère, qui y raconte les quatre jours de passion qu’elle vécut au milieu des années 1960 avec Robert Kincaid, photographe du National Geographic venu prendre des clichés des ponts couverts du coin pendant que le reste de la famille était en voyage.
Périlleux exercice que de réaliser une romance tragique. Le risque se devine de très loin : livrer un truc tire-larmes plein de grosses ficelles. Ceci dit, si l’on en juge par le nombre de romans écrits sur ce canevas et sur le nombre de films et téléfilms produits, il faut croire que ce genre de choses arrive sans peine à atteindre son public, et cela depuis fort longtemps. Il ne s’agit pas là d’un effet de mode. Et bien que cela soit loin d’être ma tasse de thé, après tout, il serait puéril de conspuer l’eau de rose odorante quand l’on apprécie des films d’horreur complaisamment sanguinolents (un exemple parmi tant d’autres sur ce site ? Le Sadique à la tronçonneuse). Toutefois, il faut bien admettre que voir Clint Eastwood s’y essayer surprend. Bien que plus intimistes que ce pour quoi il s’est fait connaître, Un monde parfait était tout de même loin d’être une romance. Sur la route de Madison en est une, pas de doute. Et avouons même que le réalisateur devient parfois ce que l’on pouvait (ou pas) craindre, c’est à dire gnangnan. C’est particulièrement le cas lorsqu’il revient au temps présent après s’être immergé dans les années 60. Au fur et à mesure qu’ils découvrent l’aventure de leur mère, Carolyn et Michael, d’abord scandalisés (surtout Michael), prennent conscience de ses motivations, revoient leur perception de la vie et décident eux-mêmes de reprendre en main leurs vies sentimentales, qui pour les deux battaient de l’aile. Tiré par les cheveux, simpliste, béatement optimiste, bref c’est du mélo typique duquel ne ressort pas grand chose, surtout que l’on ne sait presque rien de leurs vies, et que l’on s’en fout un peu… Sur ce coup-là, Clint n’aurait pas dû les sortir du rôle de narrateurs permettant d’ancrer l’histoire entre Francesa et Robert dans le passé, le spectateur aurait été bien assez grand pour tirer les leçons qui s’imposaient. Car l’important est bien l’aventure entre la ménagère et le photographe, et savoir comment elle s’est terminée, c’est à dire dans le silence, est un des ressorts les plus importants du film. Puisque l’on sait que Francesca n’a pas tout plaqué pour partir avec Robert, on devine alors que leur séparation fut un déchirement, et par conséquent que les quatre jours passés avec lui ont pris des consonances féériques. C’est bien cette connaissance préalable de la courte durée de leur union qui fait de cette histoire d’amour quelque chose de spécial, et du reste il n’en aurait jamais été de même si elle avait effectivement duré dans le temps. Une nouvelle famille n’aurait fait que remplacer une autre, la lassitude aurait fini par s’installer et la magie de ces instants se seraient envolée. Le spectateur n’a pas de question à se poser sur le dénouement : il sait que le couperet va tomber. Procédé malin qui permet immédiatement d’être très proche de Francesca (qui est bien le principal point de vue du film, plus que Robert) et de suivre le film avec la même intensité qu’elle vit son aventure, de la simple amitié à la séparation déchirante en passant par l’amour platonique puis enfin, l’amour fusionnel. La gestion du temps et la narration sont ici des composantes centrales, permettant de s’immerger dans le film et de ressentir les émotions avec davantage d’implication que n’en aurait produit un simple développement linéaire et chronologique. Toutefois, une histoire d’amour, même bien racontée, n’est pas suffisante pour forger un grand film. Pour cela, il faut davantage de profondeur.
Aussi important que ne l’est donc la crédibilité et la capacité de faire naître l’affection pour les personnages se trouve le thème central du film : la famille. Et plus particulièrement la place de la femme au sein de la famille dans ces années 60 en pleine brousse de l’Iowa. Née en Italie, Francesca est venue en Amérique et s’est installée avec son mari Richard dans une communauté agréable, généreuse, et tranquille. Trop. Sa vie est désormais complètement écrite et ne lui réserve plus aucune fantaisie. Élever les enfants, travailler aux champs et à la cuisine, telles sont ses seules perspectives. Les tentatives de se sortir de cette petite mort sont vouées à l’échec, comme le prouve l’exemple d’une femme du coin, boudée par tout le monde en raison d’une aventure conçue avec un homme marié. Le mariage est une prison certes dorée à l’intérieure d’une autre prison, tout aussi dorée, mais verrouillée par une morale familiale encore puritaine. Ce mode de vie balisé et finalement très misogyne a également conduit Francesca à se dévaluer. Physiquement, tout d’abord, puisqu’elle est devenue une ménagère quelconque (et c’est là que le choix de Meryl Streep est plus porteur que celui d’une actrice au physique exceptionnel), et psychologiquement ensuite, puisqu’elle ne peut croire qu’un homme tel que Robert Kincaid puisse s’intéresser autant à elle. Jusque très tard dans les quatre jours, elle doute encore de la sincérité du photographe, qui se son côté refuse formellement de se poser et peut donc passer pour un homme à femmes. Et pourtant, le respect que démontre Robert pour Francesca n’est pas simulé. Il y a une véritable connivence entre les deux, elle trouvant en lui l’aventurier, le poète, l’artiste et le rebelle incarnant tout ce à quoi elle a renoncé en fondant une famille, et lui trouvant en elle une touche d’authenticité à mettre en parallèle avec son activité de photographe. Aux yeux de Robert, Francesca n’est pas une ménagère, c’est une femme particulière, dont il devine les envies, en fin de compte proches des siennes. Comme il le fait à l’aide de l’objectif de son appareil photo, il ne se limite pas à un simple point de vue. Il recherche l’authenticité et la beauté derrière une façade qui pourrait facilement passer inaperçue. Bref il recherche une personnalité. La formation de ce couple repose donc sur la convergence de deux êtres assez proches, Robert Kincaid ne servant qu’à libérer Francesca de la normalité réductrice dans laquelle elle est tombée. Peut-être eu égard aux révélations de Sondra Locke, qui incluaient également de nombreuses infidélités, Eastwood exprime son rejet de la conception familiale traditionnelle, véritable tue l’amour pour l’homme aussi bien que pour la femme. Et pourtant, il ne remet pas en cause la famille en elle-même, nécessaire voire inévitable pour une histoire d’amour menée sur la durée, qui est appelée à décroître en intensité. Sur la route de Madison n’est pas non plus un plaidoyer pour l’adultère, il est très loin d’être assez cynique pour cela. Par contre, c’est un film qui milite pour une certaine forme de libertinage amoureux (le sexe y étant une simple retombée du sentiment), combattant de façon assez farouche le besoin de possession d’un conjoint envers l’autre, principalement l’homme envers la femme, qui témoigne d’une morale puritaine. Pour appuyer cette idée, Clint prend bien soin de ne pas charger l’image du mari trompé. Richard Johnson n’est pas un cornu dont on se moque : lors des rares fois où les deux amants évoquent la famille Johnson, Francesca montre qu’elle continue à aimer son mari, certes moins passionnément, et le réalisateur lui maintient sa dignité à chacune de ses apparitions.
Cette histoire ne pouvait être mieux illustrée que par la subtilité d’éclairages refusant toutes couleurs vives au profit d’une teinte sépia enracinant le film dans le passé. C’est aussi l’occasion pour Clint d’utiliser toute une bande-son de blues, romantique et mélancolique à souhait, qu’il fit écouter avant le tournage à Meryl Streep pour que celle-ci s’imprègne de la tonalité du film. Moins qu’une dénonciation d’un principe refusé par le réalisateur, Sur la route de Madison est une revendication qui ne se veut pas polémiste mais qui appelle à un débat entre gens raisonnables. Comme souvent chez Clint, il y a là un certain idéalisme à l’ancienne, à la Frank Capra, modernisé par sa vision progressiste des moeurs. Bien entendu, on est largement en droit de préférer d’autres films de la filmographie d’Eastwood, mais même à travers cette romance apparaissent les talents d’un réalisateur qu’il est légitime de considérer comme l’héritier des anciens de l’âge d’or hollywoodien.
Film magnifique, même sans aimer en général les films d’amour. Robert Kincaid (Clint Eastwood) incarne le rêve de bien des femmes: intelligent, gentil, simple, libre et … très beau!