Rosemary’s Baby – Roman Polanski
Rosemary’s Baby. 1968Origine : Etats-Unis
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Même pas un an. C’est le temps qu’il aura fallu à Hollywood pour s’approprier les droits du livre de Ira Levin, Un Bébé pour Rosemary, et en extraire une adaptation. Le producteur n’est pourtant pas un grand nom d’Hollywood, puisqu’il s’agit de William Castle, connu pour son utilisation de gadgets facétieux lors des projections en salles de ses propres séries B horrifiques. Etonnant qu’un homme comme celui-là, dont le cinéma à petit budget se veut très dynamique, très chaleureux, se retrouve producteur d’un film qui au contraire vaut essentiellement pour son calme et pour sa froideur. Et pourtant, c’est ainsi. Si le nom du producteur est surprenant, celui du réalisateur l’est moins : Roman Polanski, polonais fraîchement débarqué aux Etats-Unis après avoir notamment tourné en Angleterre et en France. Malgré ses nombreuses comédies, Polanski avait en effet montré avec Répulsion sa capacité à concevoir de l’horreur psychologique confinée aux espaces clos. Cela tombe bien, puisque Rosemary’s Baby s’inscrit dans la même veine et deviendrait d’ailleurs le second volet d’une sorte de trilogie, achevée en 1976 avec l’excellent Locataire. Pour son scénario, qu’il écrit lui-même, Polanski ne va pas chercher midi douze à quatorze heures cinquante-trois : le déroulement du livre d’Ira Levin (très court il est vrai, ça facilite la tâche) est très fidèlement respecté, parfois à la réplique près. Voilà qui contourne la difficile étape d’élaborer une adaptation en un an.
L’histoire reste donc celle du jeune couple Woodhouse, qui emménage dans son nouvel appartement d’un vieil immeuble de style, le Bramford. Monsieur se prénomme Guy (John Cassavetes) et est un acteur de seconde zone plutôt ambitieux. Madame, Rosemary (Mia Farrow), est femme au foyer. Le voisinage est exclusivement composé de personnes âgées, à l’exception de Terry, jeune femme hébergée par Roman et Minnie Castevet (Sidney Blackmer et Ruth Gordon), voisins de palier des Woodhouse. Terry se suicide très tôt, laissant Guy et Rosemary seuls au milieu de ces voisins aussi attentionnés qu’envahissants. Là où Guy semble satisfait de la situation, Rosemary, sans le montrer ouvertement, le vit de plus en plus mal. Elle prendra pourtant sur elle, en raison de l’accord tant attendu de Guy, qui accepte de lui faire un enfant. Mais la conception de leur bébé sera pour le moins particulière : Guy accomplira sa tâche pendant le sommeil de Rosemary, pendant qu’elle était en proie à de diaboliques cauchemars. La grossesse n’entraînera qu’une surenchère de délicates attentions de la part des Castevet qui, avec l’aide de Guy, persuaderont Rosemary de consulter un gynécologue de leur connaissance, le Dr. Sapirstein, dont les méthodes ne semblent pas exactement orthodoxes (ni catholiques, d’ailleurs). De fil en aiguille, Rosemary se sentira de plus en plus opprimée…
A quel genre appartient Rosemary’s Baby ? Simple thriller psychologique ou épouvante ? Plus qu’une affaire d’étiquette pour vidéoclub, cette question se trouve au coeur même du film. Jusqu’au dénouement, qui ne laisse pas de place au doute, les peurs de Rosemary peuvent en effet apparaître soit comme un délire de persécution, soit comme une légitime découverte de pratiques satanistes dans un immeuble qui n’a justement jamais manqué de faits divers macabres, dont une sombre histoire de sorcellerie. Durant son film, Polanski ne dément en tout cas aucune des deux interprétations possibles. La découverte du passé du Bramford, à l’initiative d’un vieil ami de Rosemary, peut aussi bien être la preuve de la présence d’adorateurs de Satan que l’élément déclencheur de la lubie d’une femme enceinte. Tout en restant profondément ancré dans le réalisme (jamais d’effets choc), Polanski donne pourtant à l’immeuble du Bramford une allure particulièrement sinistre. Il s’agit d’un vieil immeuble vaguement gothique, massif, dont l’intérieur reste en permanence très sombre, malgré la décoration moderne des Woodhouse. Avec ses visions plongeantes dans les couloirs, avec sa musique très discrète, avec la grisaille de l’hiver new-yorkais dont l’immeuble ne semble être que le prolongement, Polanski se fait inquiétant, mais ne donne pas de raison concrète à cette inquiétude. Plutôt que la terreur, le film distille le malaise et ce, que le mal soit réel ou qu’il émane de la paranoïa de Rosemary. Placé au même point de vue que le personnage de Mia Farrow, le spectateur n’en sait pas plus qu’elle et se retrouve donc plongé dans la même opacité. Les Castevet sont-ils juste bien intentionnés ou sont-ils l’avant garde d’une secte satanique ? La différence est pourtant de taille, mais Polanski réussit avec brio à rendre les deux hypothèses crédibles. Il ne serait pas fortuit que deux vieux sans enfants, venant juste de perdre leur protégée, se replient sur Rosemary, frêle jeune femme enceinte. Pourtant, leur potion miracle, leur volonté de tout faire à la place de Rosemary, les étranges bruits provenant de leur appartement, tout ceci ne semble pas être normal… De même, l’ambiguïté est préservée pour ce qui est de Guy, le mari de Rosemary : la réussite de sa carrière peut très bien l’obnubiler au point de l’éloigner quelque peu de sa femme, dont il ne se rapproche qu’occasionnellement, à chaque fois que celle-ci est au début d’une crise de nerf… Il n’est pas non plus exclu que le collègue lui ayant été préféré pour un grand rôle ait été subitement frappé de cécité. Toutefois, son comportement semble avoir à ce point changé au contact des Castevet que cela n’augure rien de bon. Le même mystère entoure le Dr. Sapirstein : médecin aux méthodes avancées ou, au contraire, charlatan de mèche avec les Castevet ? Enfin, l’engrossement en lui-même, dénué de tout aspect rationnel, peut aussi bien être un cauchemar qu’une rencontre avec le Diable et ses adeptes. Polanski ne répond qu’à partir de l’accouchement, et aura préalablement densifié les singularités, signifiant soit que Rosemary perd de plus en plus les pédales soit qu’elle est bien la proie d’une secte satanique.
Quoi qu’il en soit, l’environnement de la jeune femme n’est en tout cas pas sain. Que les Castevet soient ou non des adorateurs du diable, leurs “services” privent en tout cas Rosemary de toute initiative personnelle. En la coupant des réalités, en la maternant, ils l’isolent, la prive de tout contact avec le réel. La jeune femme est amenée à se laisser porter par la vague, par sa paranoïa, qu’elle ne peut refuser du fait des pressions exercées par Guy et par le Dr. Sapirstein. La menace permanente d’un problème concernant le bébé est un véritable épouvantail condamnant Rosemary à l’immobilisme. Autant que de dénoncer les aspects néfastes du contrôle total exercé sur la vie d’autrui au nom de la générosité (pouvant être une fausse excuse afin de mettre une personne au pas), Polanski souligne la fragilité d’une femme enceinte, et s’en sert justement pour construire la tension psychologique opposant Rosemary, peu sûre d’elle, et tous les autres, au contraire emplis de certitudes. Peut-être un peu trop longue, cette opposition confine vers la fin du film à l’exagération, tant Rosemary se montre passive là où la situation aurait de toute façon dû la faire réagir. On pardonnera ce défaut à Polanski, qui signe là un film d’une très honnête facture, ouvrant la voie aux Exorciste, Malédiction et autres Pluie du diable et qui, coïncidence malheureuse, annonça les crimes de la “famille” de Charles Manson qui touchèrent tant Polanski l’année suivante. Le Bramford (en réalité baptisé le Dakota) connut lui aussi une destinée peu enviable, puisqu’il fut le théâtre un soir d’hiver 1980 du meurtre de John Lennon.