RDA : l’amour autrement ? – André Meier
Liebte der Osten anders? – Sex im geteilten Deutschland. 2006Origine : Allemagne
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De la RDA, tout était à jeter si l’on en croit les actes des dirigeants de l’Allemagne nouvellement réunifiée. Régime liberticide, économie désastreuse, pénuries, propagande mensongère systématique, habitants vivant dans l’ennui le plus total, voilà l’image donnée de la République Démocratique Allemande, née officiellement en 1949 de la zone d’occupation attribuée à la fin de la guerre à l’Union Soviétique et décédée à la fin de la guerre froide sous la même pression ayant conduit à la destruction du mur de Berlin. La RFA et ses alliés sortaient comme les grands vainqueurs de la guerre froide. Respectant le privilège échu aux vainqueurs, le camp occidental (allemands ou non) en est toujours à écrire l’histoire de cet état de l’ex bloc communiste, donnant l’image d’une RDA semblable à tous ses pays frères, sorte de version miniature de l’Union Soviétique stalinienne, khrouchtchevienne puis brejnevienne. Derrière l’URSS, elle apparaît même comme la pire dictature communiste européenne, notamment en raison des réticences de son dernier dirigeant significatif, le camarade Erich Honecker, à suivre la politique de perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev unanimement célébrée par l’ouest.
De plus, ayant eu le privilège d’être assimilée par l’un des pays les plus riches du monde, la RFA, la RDA a droit à un traitement de faveur médiatique. Les failles du système sont exposées au grand jour, la réputation de la désormais fameuse Stasi égale petit à petit celle du KGB soviétique, loin devant les polices politiques des autres pays du bloc, et la chasse aux ex-fonctionnaires de cette Stasi est ouverte, avec encore plus d’ampleur que la RFA n’en mit à traquer les gradés nazis après la guerre. Bref, vu de loin, la RDA, c’est l’enfer, et c’est bien pour cela que ses habitants ont poussé à la destruction du mur de Berlin. Des films comme La Vie des autres viennent conforter cette vision d’horreur, tandis que d’autres comme l’inoffensif Goodbye Lenin ! ironisent sur l’austérité de la RDA en jouant la carte d’une nostalgie principalement consumériste, largement vidée de contenu politique. Peut-être un moyen de se détourner des questions de fond. Car si les anciens est-allemands sont encore loin de reprendre la truelle et de reconstruire le mur, il est évident à la vue de la situation des länders de l’ex-RDA que le paradis capitaliste qu’imaginaient les ossies reste inaccessible pour une grande majorité de la population. Il serait inapproprié ici de se lancer dans une étude sur les attentes déçues. Ce qui nous intéresse présentement est le documentaire RDA : l’amour autrement ? du documentariste André Meier, qui présente le double mérite d’aller à contre-courant de l’image véhiculée de la RDA et d’aborder un thème socio-politique généralement peu abordé. L’amour, la sexualité et la politique familiale en RDA, comparés aux mêmes domaines en RFA.
Ces thématiques sont déjà à inscrire dans un contexte donné. Durant la guerre, dans toute l’Allemagne, les hommes se sont absentés des usines. Après la guerre, la division du pays devient de plus en plus marquée. Les hommes sont de retour du front, et se pose alors la question du sort qui leur est réservé. A l’ouest, la profonde domination de l’Église n’est pas remise en cause. Les hommes reprennent leurs postes et les femmes sont invitées à rentrer au foyer pour la tâche qui leur est assignée : satisfaire leur époux et s’occuper de sa progéniture. 30% d’entre elles continuèrent dans la vie active. A l’est, l’Église n’est plus la bienvenue. La révolution politique conduite par le gouvernement communiste implique la mobilisation des forces productives, chose rendue possible par la nationalisation d’une très large partie du secteur économique. L’État a besoin de tout le monde pour reconstruire le pays et construire le socialisme, et les femmes sont inclues dans ce projet. Elles peuvent demeurer aux postes tenus pendant la guerre, et sont finalement 70% à travailler. C’est ainsi que des formations autrefois réservées aux hommes (comme la maçonnerie) s’ouvrent au femmes. C’est le point de départ d’une politique féministe qui restera ininterrompue jusqu’à la dissolution de la RDA et qui, sans que le documentaire ne le mentionne, devra certainement beaucoup à Margot Honecker, ministre de l’éducation entre 1963 et 1989 et épouse de Erich, secrétaire général du SED (le Parti socialiste unifié d’Allemagne, autrement dit le Parti communiste) de 1971 à 1989. Tandis que la RFA végète sur ses positions morales et que l’économie capitaliste rend problématique la conception d’enfants pour les couples sans revenus financiers suffisants, la RDA pose les graines de la libéralisation des mœurs.
Pour encourager les femmes à travailler, l’État met en place un système d’aides aux parents qui impliquent le versement de subventions, le développement du système scolaire (gratuit) et l’attribution automatique d’un nouveau logement pour les nouveaux parents. Ainsi sécurisées, les femmes se sentent libérées et prennent d’elles-mêmes leur liberté sexuelle, bien avant que les occidentales en fasse autant. Loin de vouloir limiter ce phénomène, le gouvernement l’enregistre et lui donne un caractère officiel en légiférant. Le sexe n’est plus un tabou. Le système scolaire donne des cours d’éducation sexuelle, on incite les parents à parler à leurs enfants, des livres scientifiques sont écrits sur le sujet et en fin de compte la pilule est non seulement autorisée, mais elle est en plus fournie gratuitement. Certes, tout ceci peut paraître comme banal à notre époque, surtout que certains clichés persistaient (l’homosexualité comme une déviance), mais pour les années 50 et 60, ces mesures donnaient du grain à moudre pour les détracteurs anti-communistes, dont une grande partie de l’argumentaire reposait sur les valeurs morales inculquées par l’Église. N’oublions pas que bien que séparée en deux entités, l’Allemagne reposait sur une seule et même culture où la religion tenait une place de choix. En RDA même, la polémique fut vive, une partie de la population s’opposa à toutes ces mesures, mais en vain. On arrête pas le progrès ! En RFA, au moment de la révolution sexuelle de la fin des années 60, les conservateurs tentèrent de décrédibiliser les jeunes manifestants en utilisant une arme dans l’esprit du sénateur McCarthy, celle des accusations de communisme. Mais malgré les réticences du gouvernement démocrate-chrétien, la jeunesse obtint gain de cause. Les deux Allemagne semblèrent alors se ressembler au niveau moral. Mais ce n’était qu’une impression trompeuse : les années 70 allaient confirmer que la vie sexuelle à l’ouest n’était pas la même qu’à l’est. La raison en était la nature des deux régimes politiques, mais aussi peut-être la manière dont la libéralisation était intervenue. A l’est, le progrès continua son petit bonhomme de chemin, naturellement. Les plages pour nudistes se développèrent sous le regard impassible des autorités (les nudistes participèrent même à des parades sous l’œil amusé de Erich Honecker), des films d’éducation sexuelle furent tournés, les relations sexuelles entre adolescents consentants tolérées et l’avortement légalisé.
A l’ouest, où ces droits furent conquis de haute lutte dans des débats interminables, les choses n’allèrent pas aussi sereinement. Récupéré par le marché, le sexe devint une industrie. Peep shows, cinéma X, glorification du corps via la publicité, tout ceci conduisit à une sexualité dictée par l’environnement médiatique et urbain. Le culte du corps fut institué, les hommes et les femmes se mirent en quête de perfection (par exemple des séances “trouvez votre point G” proposées aux femmes) et la sexualité devint une mode agressive, prolongeant en quelque sorte l’ancienne éducation, glanée par les “on-dit” et les revues circulant sous le manteau. Bref il s’agit de la sexualité telle qu’elle est encore présente aujourd’hui via cette subtile forme de propagande privée que constituent les médias de masse et la publicité. En RDA, rien de tout cela. Le sexe resta jusqu’au bout une chose naturelle, et les hommes comme les femmes n’en firent pas grand cas. L’épanouissement personnel ne fut soumis à aucun diktat, et les femmes s’affichant courtement vêtues ou nues n’amenèrent aucun débordement. La question de la performance ne complexa personne. Malheureusement, le documentaire n’aborde pas la question de savoir si les anciens “ossies” ressentent une modification dans leurs habitudes depuis le passage au capitalisme. Cela aurait pourtant été la conclusion idéale d’un documentaire qui sans équivoque prend le parti de la RDA, un état qui contrairement aux idées reçues était très loin d’être réactionnaire, à moins bien sûr de considérer que l’absence de films porno et de femmes nues vantant les mérites de yoghourts est réactionnaire.
Richement documenté en images d’archives aussi bien ouest que est-allemandes, soutenu dans ses affirmations par plusieurs experts (l’historienne Dagmar Herzog, le sexologue Kurt Starke, la directrice du musée de l’hygiène Gisela Staupe…), et par de nombreux témoignages recueillis à l’époque auprès de la population, André Meier traite son sujet avec sérieux mais non sans humour. La voix off se retrouve ainsi souvent illustrée par un dessin animé rudimentaire, aux dessins rappelant la série South Park et n’hésitant pas à placer les personnages nus dans des situations osées et cocasses. Ce qui fait que finalement, le documentaire se veut assez proche de la vision est-allemande de la sexualité : un sujet naturel sur lequel on peut parler librement, et non une obsession sensationnaliste. Et, outre son sujet informatif, Meier expose une facette originale de la RDA, montrant que ce pays n’était pas l’enfer de béton déprimant que l’on imagine trop souvent.