Outrages – Brian De Palma
Casualties of War. 1989.Origine : États-Unis
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Meurtri après la perte de son ami tombé sous le feu de l’ennemi, le Sergent Tony Meserve (Sean Penn) profite d’une patrouille en direction de la colline 209 pour rendre justice à sa manière. De nuit, lui et ses hommes kidnappent une vietnamienne dans le but de la violer à tour de rôle. Des cinq hommes composant le groupe, seul le soldat Eriksson (Michael J.Fox) refuse de participer, même s’il ne fait rien pour empêcher cela. Ce n’est qu’à leur retour, après qu’elle ait été froidement abattue, qu’il se décide à en référer à ses supérieurs.
Lors de la masterclass qui s’est tenue à la Cinémathèque française au mois de juin 2018, Brian De Palma a émis le souhait que le film diffusé en amont de cette conversation soit Outrages. Un choix pour le moins déconcertant tant ce film se retrouve rarement cité lorsqu’il s’agit de revenir sur la carrière du bonhomme et qui en dit long sur l’affection que le cinéaste lui porte. Ce film, Brian De Palma y pense depuis sa lecture d’un article du journaliste Daniel Lang paru dans le magazine New Yorker au cours de l’année 1969. Vingt ans d’attente durant lesquels les films sur la guerre du Vietnam ont déferlé sur les écrans, De Palma fermant en quelque sorte la marche. La raison d’une aussi longue attente tient notamment à la nature même du projet, ausculter les aspects les plus sordides de la guerre à travers les actes odieux de jeunes soldats livrés à eux-mêmes. Un temps rattaché au projet, le patron de la Paramount Ned Tannen a laissé tomber jugeant ce film trop déprimant. Trouver des financements et obtenir un scénario satisfaisant se sont donc avérés particulièrement laborieux. Deux événements vont néanmoins contribuer à ce que le projet voie enfin le jour. Le succès des Incorruptibles, film sorti en 1987, confère subitement davantage de poids à Brian De Palma au sein du microcosme hollywoodien, auquel va s’ajouter l’accord de Michael J. Fox pour interpréter le soldat Eriksson. Star du petit (la sitcom Sacrée famille) puis du grand écran (Retour vers le futur), la présence du comédien au générique rassure suffisamment Dawn Steele, la patronne de l’époque de la Columbia, pour qu’elle consente à produire Outrages. A force de patience et d’abnégation, et d’un choix de casting aussi osé que judicieux, Brian De Palma peut enfin donner corps à ce projet si cher à son cœur.
A ceux qui pouvaient craindre de voir le réalisateur adoucir son style si caractéristique au contact du film de guerre, l’ouverture d’Outrages suffit à rassurer. Le récit se construit sur la base d’un long flash-back, cauchemar récurrent qui n’en finit plus de hanter le soldat Eriksson. A l’écran, cela se traduit par le vétéran, anonyme au milieu des usagers des transports en commun, parcourant un long tunnel dont on/il ne voit pas le bout. La première scène sur le champ de bataille – un accrochage nocturne entre une patrouille de G.I.’s et des troupes vietcongs – accentue la portée symbolique de cette entame avec le sol qui sous l’effet des multiples explosions de mortiers alentours se dérobe sous les pieds d’Eriksson, révélant en un mouvement de caméra descendant tout un réseau de souterrains qui fourmillent de vietcongs en ombres chinoises. Cet événement, pour incongru qu’il puisse paraître, annonce les multiples désillusions à venir du personnage principal. Ce n’est pas tant son innocence qu’il va perdre au contact de la guerre – après tout, il est engagé volontaire et sait dans quoi il met les pieds – que ses illusions dans le genre humain. Jusqu’au passage à l’acte effectif de ses compagnons de route, il tente de se convaincre qu’ils n’agissent que par désir d’intimidation. Derrière cette évidente naïveté se cache en réalité un profond conflit intérieur mâtiné de lâcheté. S’il se désolidarise des autres en disant que lui ne violera pas la prisonnière, il ne tente pas grand chose non plus pour les stopper. Et quand il essaie enfin de lui venir en aide, son patriotisme exacerbé l’empêche d’aller au bout de son action. Il veut bien contribuer à son évasion mais pas risquer la cour martiale pour désertion. Sous couvert d’acte de bravoure, il pense avant tout à lui. En définitive, Eriksson s’avère bien plus complexe que l’image de gentil boy-scout qui transparaît de ses premières scènes. Le récit lui impose un chemin de croix moral dont nous autres spectateurs sommes partie prenante, Brian De Palma s’ingéniant à nous placer sur le même plan que lui. Comme lui, nous sommes choqués par ce que nous voyons et nous demeurons les témoins impuissants des atrocités faites à cette femme. Et lorsqu’il se décide enfin à agir, ses atermoiements ne font qu’ajouter à notre supplice. Loin d’être une libération, le final agit en trompe-l’œil, tordant le cou à la véracité des faits – laquelle se retrouve dans les propos que le Capitaine Hill assène à Eriksson – au profit d’une fin moralement plus acceptable.
Or ces quelques minutes ne peuvent suffire à nous duper sur le véritable propos du film. Brian De Palma nous fait la démonstration de ce que la guerre peut exacerber de pire chez l’être humain. Son trait peut parfois paraître grossier lorsqu’il s’agit d’esquisser la personnalité du Sergent Meserve et de ses suiveurs alors qu’il se contente de nous renvoyer le reflet de l’extrême déshumanisation de ces bêtes de guerre après de trop longs mois passés loin de chez eux. Il ne les dédouane pas pour autant, chacun étant conscient à son niveau de franchir la ligne rouge (ils ne souhaitent pas que d’autres soldats les voient avec leur prisonnière) même s’ils ne manquent pas de justifications à leur acte. Comme nombre de ses prédécesseurs, De Palma montre une jeunesse sacrifiée sur l’autel d’enjeux géopolitiques qui leur échappent. Néanmoins, son constat englobe également la jeunesse vietnamienne, symbolisée par Oanh dont le calvaire illustre celui de son pays tout entier. S’il se fait pudique lors des scènes de sévices sexuels, il filme de manière plus frontale son agonie. Ce corps décharné et mal en point qui continue à avancer est à l’image du Vietnam, pilonné sans vergogne par l’occupant américain et qui continue malgré tout de résister. Cette jeune femme qui se relève comme un dernier défi à ses agresseurs renvoie tout un pays à sa culpabilité.
Sur un sujet crapoteux auquel la musique de Ennio Morricone ajoute une emphase prompte à heurter les âmes sensibles, Outrages s’impose bel et bien comme un film de Brian De Palma avant d’être un film de plus sur la guerre du Vietnam. Le cinéaste n’oublie pas qu’avant de faire un film à thèse, il fait avant tout du cinéma. Il soigne particulièrement sa mise en scène, usant notamment du Split Focus Effect lequel permet d’avoir une netteté d’image égale entre le premier et le deuxième plan, soutenu par la magnifique photographie du chevronné Stephen H. Burum. Il s’autorise même des embardées du côté du thriller lors du premier (le vietcong s’approchant d’Eriksson en rampant, le couteau entre les dents) et lors du dernier acte (la tentative d’assassinat dans les latrines du camp), sans que cela n’amoindrisse l’impact émotionnel du film. Près de 20 ans plus tard, Brian De Palma s’inspirera d’un fait similaire pour traiter de la guerre en Irak (Redacted – 2007). Sauf qu’il ne retrouvera jamais la force ni la démesure d’Outrages, film à la fois si singulier au sein de sa filmographie et à la fois si personnel.