Les Diablesses – Antonio Margheriti
Il n’est pas facile de forcer de sa nature. Prenons Antonio Margheriti, par un exemple qui se trouve justement coller aux Diablesses qui nous intéressent ici. Son truc, à lui, c’est l’épouvante gothique à la Mario Bava, genre pour lequel il s’est illustré avec Danse Macabre, La Vierge de Nuremberg ou encore La Sorcière sanglante. Bien qu’il se soit essayé aux autres genres à la mode avec plus ou moins de bonheur, Margheriti reste avant tout reconnu pour ces films. Quoi qu’il fasse, il ne peut y échapper. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer : son modèle Mario Bava lui-même l’incita à passer à autre chose en lui fournissant l’histoire du giallo Nude… si muore en 1968. L’élève avait donc de quoi suivre les pas du maître, converti au giallo (et pour cause : il en est considéré comme le créateur !). Mais pensez-vous : même lorsqu’il fait un western comme Et le vent apporta la violence, Margheriti retombe dans l’épouvante gothique. En 1973, Bava est définitivement passé à autre chose, et même les étrangers commencent à se désintéresser du gothique : les anglais de la Hammer sont en pleine mutation et l’alliance américaine Roger Corman / Vincent Price a fait long feu. La modernisation est en route, et elle prend en Italie la forme résolument moderne du giallo, avec ses sophistications formelles et ses préoccupations nées de l’agitation de la fin des années 60. Margheriti suit, s’essaye de nouveau au giallo… et retombe dans le gothique.
Anachronique, Les Diablesses se passe bien au XXème siècle, mais prend pour cadre un sinistre château anglais qui abrite la famille MacGrieff et ses serviteurs. Quelque peu bloqués à l’ère victorienne, les MacGrieff se distinguent par les complexes relations qui les unissent (les fameux “bruits de couloirs”), ainsi que par l’inévitable malédiction ancestrale, symbolisée par leur blason représentant une créature vaguement vampirique. La légende veut que si un MacGrieff venait à être assassiné par un membre de sa lignée, il reviendrait sous la forme d’un vampire pour se venger. Quand Lady Alicia est retrouvée morte dans son lit, c’est la stupeur générale. Les meurtres ne font pourtant que commencer…
Tortueuse, l’histoire des Diablesses n’a pas peur de paraître invraisemblable. En cela, au moins, Margheriti réussit parfaitement à mélanger épouvante gothique et giallo. Plongeons un peu dans les arcanes du château. Attention, ça secoue. Les MacGrieff se divisent en deux branches, celle de Lady Alicia (Dana Ghia) et celle de Lady Mary (Françoise Christophe). Deux soeurs assez distantes l’une de l’autre : Mary vit au château et entend bien y rester, alors qu’Alicia est justement venue pour la convaincre de vendre la bâtisse et de déménager à Londres. Mary est l’amante du Docteur Franz (Anton Diffring), embauché pour guérir les problèmes psychologiques de James (Hiram Keller), le fils mécréant, rebelle aux idées très religieuses de sa mère. Il est de notoriété publique que le turbulent James, enfant, assassina sa sœur. C’est désormais un associal romantique à la Lord Byron, cloisonné toute la journée dans sa chambre où il est censé recevoir les leçons de français de la jeune Suzanne (Doris Kuntsmann). Passons sur les trois domestiques, le curé et l’orang-outan qui se promène dans les couloirs, et attardons nous sur la branche beaucoup plus simple de Alicia, l’autre sœur. Elle est la mère de Corringa (Jane Birkin), frêle jeune fille pouvant sans trop d’hésitation être taxée de “moderne” compte tenu de la nature passéiste de sa famille.
Telle est la situation au début du film. Bien entendu, tout ceci est appelé à évoluer fortement en fonction des remous sentimentaux que sous-entendent fortement les personnalités cachotières de l’assemblée. La mesquinerie règne en maître au château MacGrieff : telle personne est en fait amoureuse de telle autre, les coucheries et découcheries sont légion, parfois gratuites, parfois empreintes de sentiments, et quelques amourettes naîtront en cour de route. Tous les personnages disposent de leurs petits secrets, que Margheriti cherche à accentuer en insistant bien lourdement sur le machiavélisme sournois de ce petit monde. Les messes basses deviennent de véritables complots susceptibles d’être rattachés aux meurtres, ce qui est censé justifier les mouvements de caméra sensationnels à base de zooms, de décadrages, de contre-plongées etc… Les éclairages et les décors gothiques à souhait donnent une dimension fantastique à ces intrigues de palais, tandis que la musique de Riz Ortolani souligne avec insistance les possibles preuves de culpabilité (un froncement de sourcil suffit). Pas une seule seule scène n’échappe à cette emphase plombante, qui verse à plusieurs reprises dans un ridicule achevé. Margheriti s’enflamme et monte en épingle chaque élément du film. Le chat passe par là ? Allons-y, zoomons sur son regard chafouin ! Trouvons lui une place dans la malédiction des MacGrieff ! Après tout, Edgar Poe a bien écrit Le Chat Noir et les giallos sont particulièrement friands d’animaux, donc pourquoi s’en priver ? Et puis pourquoi se limiter au chat ? Poe a aussi écrit Le Double assassinat de la rue Morgue, alors inventons un violent orang-outan domestique ! Bien sûr, son costume n’est pas du meilleur goût, mais pourquoi ne pas faire frissonner le spectateur en lui annonçant tout de go dans un cimetière que “Quelqu’un a encore libéré l’orang-outan” !
Bref Margheriti a recours à tout un tas de procédés artificiels pour pouvoir trouver un alibi à ses penchants gothiques. Le pire est que rien ne vient les justifier : le film reste désespérément plat. La malédiction familiale est réduite à une pauvrette séquence onirique, personne ne se soucie des meurtres (pas même Margheriti, qui s’emballe sur le chat mais filme ces meurtres avec une totale absence de style), personne ne cherche à savoir leurs motivations et le cadavre pourrissant dans la cave depuis le pré-générique ne dérange personne. Si ce n’est l’héroïne, vaguement apeurée, tout le monde est trop occupé à dissimuler ses secrets sexuels ou amoureux. L’intrigue progresse donc à un rythme d’escargot nonagénaire, et Margheriti continue inlassablement à insister furieusement sur son manque d’action. C’est bien simple : pour clore son film, le réalisateur se voit dans l’obligation de repartir de zéro, de balancer un flic sorti de nul part (joué par un Serge Gainsbourg déjà crasseux) et de trouver une sombre histoire de vengeance qui n’entretient aucun rapport avec les inepties développées précédemment. Et il trouve malgré tout moyen de ne surprendre personne, désignant pour coupable le représentant d’une certaine catégorie de personnes déjà maintes fois incriminée par le giallo. Pour respectable que soit Margheriti sur l’ensemble de sa carrière, il convient d’admettre qu’avec Les Diablesses, il s’est foutu de nous, le sagouin.