Le Toubib – Pierre Granier-Deferre
Le Toubib. 1979.Origine : France – Allemagne de l’Ouest
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Nous sommes au mois de juin de l’année 1983 dans une région indéfinie. La Guerre froide a fini par aboutir au déclenchement de la Troisième Guerre mondiale. Éminent chirurgien, Jean-Marie Desprée (Alain Delon) est appelé sous les drapeaux et intègre le personnel médical d’une antenne chirurgicale située à une centaine de kilomètres de la ligne de front. Il fait notamment équipe avec François (Bernard Giraudeau), son cadet, qui se montre aussi volubile et facétieux qu’il est triste et taciturne. L’aîné des deux chirurgiens traîne comme un boulet le départ de son épouse dont il n’arrive pas à se remettre. Alors il se consacre exclusivement à son métier, sans passion mais avec application. L’arrivée dans le camp d’Harmony (Véronique Jeannot), une jeune infirmière, ne l’émeut pas davantage. Il se montre pour le moins distant avec elle, voire un peu cassant. Mais peut-être est-ce pour mieux lui cacher le feu ardent qui commence à embraser sa poitrine dès qu’il se trouve en sa compagnie.
Quand on est une star comme Alain Delon, se cantonner à ne faire que l’acteur devient rapidement restrictif. En 1979, s’il n’a pas encore franchi le pas de la réalisation, même s’il se murmure qu’il aurait coréalisé Les Granges Brûlées avec Jean Chapot, il s’investit déjà pleinement dans la production, d’abord en son nom à partir de L’Insoumis d’Alain Cavalier en 1966 puis au travers de sa société Adel Productions créée en 1973. Pour les besoins du Toubib, il s’associe à Alain Terzian, alors novice dans le métier (Les Ringards en 1978 et Les Charlots en délire en 1979). Le jeune producteur s’empresse de solliciter Antenne 2, la France 2 d’alors, pour ce qui est l’une des premières coproductions de la chaîne. C’est que le film se veut ambitieux, pas tant dans ce qu’il montre que dans la logistique déployée. Adapté du roman de Jean Freustié Harmonie ou les horreurs de la guerre paru en 1973, Le Toubib, rebaptisé ainsi par Alain Terzian qui trouve ça plus vendeur, s’aventure sur les terres peu fréquentées en France du film d’anticipation. Situer l’intrigue dans un futur proche et dans le cadre d’une situation géopolitique inédite constitue le principal changement par rapport au roman qui lui se déroulait durant la Deuxième Guerre mondiale. Pierre Granier-Deferre aère et dilate également dans le temps un récit qui chez Jean Freustié se résumait à une nuit intense au bloc opératoire. Un réalisateur que connaît bien Alain Delon pour avoir déjà travaillé avec lui à deux reprises, d’abord dans La Veuve Couderc en 1971 puis dans La Race des seigneurs en 1974. Les deux hommes s’estiment et savent travailler en bonne entente. Une fois le tournage lancé, la star interfère le moins possible sur la réalisation. Sa seule exigence pour ce film-ci, avoir un droit de regard sur le choix de sa partenaire à l’écran. Il recherche un nouveau visage, une actrice à qui mettre le pied à l’étrier. Et après avoir vu défiler le tout Paris, il jette son dévolu sur Véronique Jannot, qui jusqu’alors partageait son temps entre le théâtre et la télévision.
Les années 70 révèlent un nouvel Alain Delon écartelé entre ses velléités artistiques et ses ambitions commerciales. En 1972, il profite de son statut de producteur sur le film Le Professeur de Valerio Zurlini pour le remonter à sa guise à l’attention du marché français. Il s’agit là des prémices d’une tendance à vouloir contrôler son image qui trouvera son acmé au début des années 80 lorsque Alain Delon passera à la réalisation, ce qui lui vaudra bon nombre de quolibets rien qu’à la lecture des génériques (Alain Delon présente un film d’Alain Delon avec Alain Delon d’après une histoire d’Alain Delon). Dans sa manière d’aborder ses rôles, qu’il vit davantage qu’il ne les interprète selon ses propres dires, Alain Delon crée une porosité certaine. Ce Jean-Marie Desprée, c’est un peu – beaucoup – lui. D’ailleurs, l’acteur et le personnage partagent un même domaine, celui de Douchy, et on peut raisonnablement penser que le chien du chirurgien est celui de l’acteur à l’époque. Ils partagent donc tous deux ce même amour des chiens, à tel point que Jean-Marie Desprée n’oublie jamais de l’inclure au sein des correspondances qu’il entretient avec sa soeur Marcia. Il le considère comme un membre à part entière de sa famille, d’une fidélité à toute épreuve, inamovible repère affectif en ces temps troublés. Dans Le Toubib, Alain Delon joue une partition qu’il connaît bien, celle de l’homme meurtri qui pose un regard désabusé sur les gens et les événements. Une attitude qui confine à la goujaterie lorsqu’il s’en prend gratuitement à Zoa, la gérante de la cantine du camp, ou à Harmony. Jean-Marie Desprée est un homme malheureux qui manie les formules sentencieuses avec un bel entrain. Il est là sans être là, âme en peine qui se refuse à démarrer un nouveau chapitre sous prétexte que “Personne ne refait sa vie, c’est une histoire d’enfants”. Seulement le coeur a ses raisons que la raison ignore, comme le dit si bien l’adage. Et Jean-Marie finit pas être ébranlé par la douceur et la gentillesse sans faille d’Harmony. Car le coeur du film est une romance. Une romance teintée de tragédie. Quoique l’idée même de romance peut être remise en question par la nature même du personnage d’Alain Delon. Quelle est la part du médecin et de l’homme dans son intérêt soudain pour Harmony ? La sachant condamnée, il souhaite néanmoins s’occuper d’elle. L’envoyer chez lui auprès de sa soeur pour qu’elle puisse trouver un peu de repos puis s’assurer qu’elle consulte les meilleurs médecins. Il agit en praticien consciencieux, voire en père protecteur plus qu’en amoureux transi. L’attention qu’il lui porte, qui va jusqu’à lui faire l’amour, s’apparente à une aumône. Comme s’il exécutait là les dernières volontés d’une mourante qui aura consacré sa vie à s’occuper des autres au détriment d’elle-même. A force de se complaire dans cette image de beau brun ténébreux qui cache un écorché vif, il confère à cette bluette un côté artificiel. Harmony est moins un personnage qu’un nouveau trophée à son palmarés de séducteur. La dimension tragique du récit en souffre, apparaissant alors uniquement comme une affèterie destinée à donner de la grandeur au film.
Par le passé, le cinéma français s’est déjà aventuré sur le terrain de la fiction guerrière en prenant la Guerre froide pour cadre avec Le Ciel sur la tête de Yves Ciampi. Un film méconnu et rare qui partage avec Le Toubib des relations étroites avec l’armée française, le film de Yves Ciampi mettant alors en valeur le porte-avions Clémenceau sur lequel l’intrigue se déroule. Toutefois, si Yves Ciampi assume pleinement le contexte de son récit, Pierre Granier-Deferre se borne à n’en faire qu’un écrin. Il ne tire pas grand chose de l’aspect anticipation de son film, tout comme il ne pousse jamais bien loin la réflexion sur ces conflits guerriers qui ravagent les corps et les esprits. Sur ce point, Pierre Granier-Deferre n’exprime aucun point de vue, se reposant sur les dialogues de Pascal Jardin qui ménagent savamment la chèvre et le chou (“L’armée est ce que les politiques en font. Il y en a d’effroyables et il y en a d’exemplaires”). Comme souvent, lorsqu’un film obtient le concours de l’armée, il se montre peu critique à son égard. L’aura d’Alain Delon aidant, la production a obtenu un luxe de véhicules dont certains prototypes et matériels qui n’étaient pas encore déployés. Ce qui confine parfois au spot publicitaire lorsqu’un moment de complicité entre Harmony et Jean-Marie se retrouve interrompu par l’irruption impromptue d’un char amphibie émergeant des flots. Cette scène fait également figure de piqûre de rappel concernant cette guerre qui sévit et dont nous ne voyons que les stigmates le temps d’une mission médicale sur le champ de bataille ou par l’entremise des quelques blessés qui passent par le bloc opératoire. Pierre Granier-Deferre nous tient à bonne distance des combats qui font rage hors champ ou seulement relayés au travers des journaux télévisés dont Marcia, dans l’expectative d’un drame annoncé, ne peut se détourner. Nous sommes encore loin de ces chaînes d’informations en continu qui formatent l’opinion publique mais le poids de l’image fait déjà des ravages. Pierre Granier-Deferre préfère nous maintenir dans le flou à l’instar de ses personnages qui ne peuvent que philosopher dans le vide. Ça parle beaucoup pour ne rien dire à l’image de François, lequel semble masquer ses peurs derrière sa faconde un brin forcée. Une manière de s’occuper l’esprit sans que l’ennui ne devienne un sujet du film. Au fond, le sous-texte guerrier importe peu et que l’intrigue se déroule dans les bases arrières n’offre aucun recul ou d’amorce réflexive. Pierre Granier-Deferre se contente ici de servir la soupe à sa star se permettant seulement quelques visions macabres à la faveur de son unique incursion sur le champ de bataille. Entre ces cadavres de soldats littéralement fondus dans leur environnement et l’évocation des “sharks”, des mines remplies de lames de rasoir qui explosent dès qu’elles détectent une source de chaleur à proximité, Le Toubib prend par moment des allures de film d’horreur. Des instantanés saisissants qui rend d’autant plus irritante cette inclination à la bluette.
Au sein de la filmographie foisonnante de Alain Delon, Le Toubib n’a rien pour sortir du lot. Ni une curiosité ni un gros ratage qu’on se plairait à revoir pour ses moments autres, Le Toubib brille par son inconsistance et le sérieux papal qui a présidé à sa confection. Pierre Granier-Deferre n’est pas un bout-en-train, et sans doute croyait-il sincèrement à cette histoire d’amour sur fond de troisième Guerre mondiale. Seulement tout miser sur sa star peut s’avérer contre-productif quand celle-ci se complaît dans des gimmicks qui confinent à l’autoparodie. Ce film ne marquera pas non plus une date pour Véronique Jannot dont la carrière ne décollera jamais vraiment au cinéma. Un coup pour rien, en somme.