Le Lieu du crime – André Téchiné
Le Lieu du crime. 1986.Origine : France
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Thomas, 14 ans, vit seul avec sa mère Lili depuis que ses parents se sont séparés. Particulièrement renfermé, il passe ses journées à arpenter la campagne à bicyclette. Un jour, il tombe sur Martin, un fugitif qui le somme de lui rapporter un peu d’argent, juste de quoi s’acheter un billet de train, auquel cas il le retrouverait. Effrayé, Thomas repart avec la ferme intention d’accomplir sa mission. Se refusant à révéler ce qui le tourmente, il parvient néanmoins à suffisamment apitoyer son grand-père pour qui lui donne 100 frs. Le soir venu, il se rend sur les lieux du rendez-vous où il manque de se faire tuer par Luc, le deuxième fugitif. Il ne doit la vie sauve qu’à l’intervention de Martin. Ce qu’il ignore, c’est que Martin a tué Luc. Martin qui le soir-même se rend au dancing où travaille Lili. Terrassé par la fatigue, il s’effondre. Lili le prend alors sous son aile, veille à ce qu’il puisse se reposer. Commence alors entre eux un jeu du chat et de la souris dont Thomas sera le témoin malheureux.
Après le fiévreux Rendez-vous, récompensé du prix de la mise en scène au festival de Cannes 1985 puis d’un prix du meilleur espoir masculin pour Wadeck Stanczak aux Césars 1986, Le Lieu du crime apparaît pour André Téchiné comme un retour aux sources. Le récit se déploie dans un petit village de sa région natale, le Tarn-et-Garonne, et trouve par sa thématique autour de la famille et de ses vicissitudes des réminiscences de Souvenirs d’en France, son deuxième film qu’il considère comme le point de départ de ses véritables débuts dans le cinéma. Pour autant, et à quelques détails près (comme lui, Thomas étudie dans un collège religieux), Le Lieu du crime n’a rien d’autobiographique. Et contrairement à ce que son titre pourrait le laisser croire, le film n’est pas un polar. D’ailleurs, il n’y a pas un mais deux “crimes” dans le film. Des crimes qu’on pourrait considérer comme passionnels puisque intervenant au sein d’un trio de jeunes gens (une femme, deux hommes) qui rejouent à leur manière l’intrigue de Jules et Jim. Cependant, ce trio ne gravite qu’à la périphérie du récit, et n’a d’ailleurs pas d’existence réelle si ce n’est dans la bouche de Alice lorsqu’elle se remémore le passé après avoir retrouvé Martin. La violence et la forte ascendance exercées par Luc finissent par créer des tumultes auxquels Martin ne résiste plus. Ce dernier se retrouve en rébellion, un peu à l’image de Thomas. Et comme pour lui, cette rébellion génère son lot de remous qui conduit à l’implosion du trio. Il y a un parallèle évident qui se dessine avec la sphère familiale de Thomas. En dépit de leur séparation, Maurice, le père, gravite toujours autour de Lili et Thomas. Il entretient des rapports houleux avec son fils et tente de remettre Lili sous sa coupe, jouant tout à la fois du chantage émotionnel et du rapport de force. Chez André Téchiné, les relations humains s’avèrent souvent conflictuelles et le drame jamais bien loin.
A l’image du titre énigmatique de son film, André Téchiné brouille les cartes. En compagnie des scénaristes et futurs réalisateurs Pascal Bonitzer (Les Soeurs Brontë) et Olivier Assayas (Rendez-vous), il développe un récit aux ramifications plus profondes que la simple chronique d’une adolescence contrariée. La crise que traverse Thomas n’est que la partie visible de l’iceberg, son versant le plus évident. En pleine puberté, Thomas se renferme dans son personnage d’adolescent effronté et menteur. Il cultive également un côté provocateur qui tient moins de la posture que d’un profond mal-être. Au fond, il rêve d’être un adolescent comme les autres, avoir des amis, fréquenter des filles, mais quelque chose en lui s’y refuse. Alors il joue les révoltés avec une forte tendance à la dramatisation. A son père, il montre son visage le plus dur, n’hésitant pas à se montrer insultant et irrespectueux à son égard. Et quand à la faveur d’un cauchemar, il redevient le petit enfant qui recherche la protection paternelle, il se ravise très vite pour redevenir ce garnement imbuvable. Il se montre en revanche plus tendre envers sa mère. Il lui témoigne un plus grand attachement qui tend à une certaine possessivité à son endroit. Lili le lui rend bien même si au fil du récit, ce lien apparaît davantage comme un pis-aller, une manière d’assumer des choix qu’elle n’a pas effectué en pleine conscience. Car l’irruption de Martin dans leur existence éveille en elle des sentiments qu’elle pensait avoir abolis. D’abord très maternelle, elle s’assure qu’il dorme au chaud et puisse prendre un bain, elle éprouve peu à peu plus que de l’affection pour le fugitif. Bien qu’elle s’en défende, refusant dans un premier temps ses avances, elle finit par écouter son coeur. S’offre à elle ce qu’elle n’aurait jamais imaginé, une deuxième chance. Une deuxième chance de reprendre les choses là où elle les avait laissées, autant par facilité que par allégeance à sa propre mère. Elle qui rêvait d’ailleurs et s’est laissée enfermer en se conformant aux aspirations conventionnelles de sa propre mère (fonder une famille auprès d’un homme solide sur le plan financier) trouve soudain la force de reprendre le cours de son existence en main. Elle vit elle aussi un moment charnière, confrontée à une crise existentielle inattendue mais d’une puissance dévastatrice. Au contact de Martin, elle décide de tout plaquer. Dès lors, elle n’agit plus pour les autres mais pour elle, prenant enfin ses désirs en considération. Elle n’en oublie pas pour autant Thomas, qu’elle se promet de retrouver. Elle souhaite seulement s’accorder un peu de temps, à elle et à cette relation naissante. Son acte paraît un peu fou, presque suranné par son romantisme échevelé. Il trahit cependant une vitalité qui ne demandait qu’à rejaillir et qui ne semble pas prête de retomber en dépit d’un destin capricieux.
Se libérer de ses carcans, qu’ils soient physiques (la prison pour Martin et Luc) ou sociétaux (la sphère familiale), devient le coeur d’un récit à la violence sourde dont les rares éclats – les meurtres – relèvent du souvenir traumatique. L’ironie tient à la posture de Martin, martyr de l’indécision qui se retrouve embarqué dans cette histoire par lâcheté – il s’est refusé à aller à l’encontre des désirs de Luc – et dont les atermoiements réveillent la femme en Lili. Il sert d’élément déclencheur à une intrigue pour laquelle son sort devient accessoire. A moins d’y voir le signe d’une jeunesse désenchantée à l’avenir si incertain qu’elle préfère foncer droit dans le mur. Alice et Martin apportent néanmoins un contrepoint au conformisme ambiant. Ils font souffler un vent de modernité autour de Lili et Thomas dont la vie était jusque-là régie par les figures tutélaires de la mère et du prêtre, les deux affirmant leur mainmise au moment de la communion de l’adolescent. Cette célébration religieuse prend valeur de voeu pieu pour la matriarche au sens strict du terme. Elle souhaite que les Ravenel redeviennent une famille unie, autrement dit que les choses redeviennent comme avant. Dans la famille, c’est la mère de Lili qui décide de tout. A tel point que son mari préfère se murer dans le mutisme et la pêche plutôt qu’entrer en conflit avec elle. Elle trouve en Maurice non seulement le gendre parfait (stable, riche et à l’écoute) mais aussi un allié de poids lorsqu’il s’agit de dénigrer Lili. Dépeinte tour à tour comme quelqu’un de fragile, anormale et complètement à côté de ses pompes, Lili fait le dos rond, tente de donner le change, gardant un calme olympien. A l’inverse de son fils qu’il ne faut pas pousser beaucoup pour qu’il dise tout haut ce qu’il pense tout bas, elle garde ses ressentiments pour elle. Jusqu’à l’explosion – feutrée – un soir d’orage. Les éléments déchaînés donnent du poids à sa décision, la dramatisent. Lili revendique son droit au bonheur, se libérant enfin des griffes de sa mère, laquelle ne peut lui opposer que des larmes de défaite. Pourtant la mère, jouée par Danielle Darrieux, n’est jamais diabolisée. Elle croit sincèrement oeuvrer pour le bonheur de sa fille, et par extension celui de sa famille. En fait, elle ne fait que reproduire un schéma dont elle a elle-même été victime, sans jamais le (se) remettre en question. Et dans ses larmes peut alors se lire le regret de ne pas avoir su faire de même, témoin impuissante de la force de caractère de sa fille qu’elle ne soupçonnait pas.
Né du désir d’André Téchiné de mettre Catherine Deneuve “dans tous ses états”, Le Lieu du crime semble en réalité s’inscrire dans le sillage de Hôtel des Amériques, leur première collaboration. Il est question dans les deux cas de deux histoires d’amour contrarié entre deux êtres aux aspirations irréconciliables. Les deux films se terminent d’ailleurs sur des plans jumeaux où la différence se joue sur des détails. Lili, comme Hélène avant elle, finit seule, s’éloignant du lieu qui vit naître sa passion. Toutefois, au visage défait d’Hélène succède une forme de soulagement dans le regard de Lili. Elle est désormais la femme qu’elle a toujours voulu être, libre de vivre sa vie. Une conclusion douce-amère pour un film qui souffle le chaud et le froid.