La Cité des dangers – Robert Aldrich
Hustle. 1975.Origine : États-Unis
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Par un beau dimanche ensoleillé, le corps d’une jeune femme est retrouvé sans vie sur une plage. Tout porte à croire qu’elle s’est suicidée, et c’est d’ailleurs ce que le lieutenant Phil Gaines (Burt Reynolds) et le sergent Louis Belgrave (Paul Winfield) annoncent aux parents de celle-ci, les Hollinger (Ben Johnson et Eileen Brennan). Fou de douleur, le père ne peut se résoudre à accepter les faits. Alors que pour la police le dossier est clos, lui s’entête et remonte la piste des dernières heures de sa fille, ne sachant pas trop dans quel monde il met les pieds. Son entêtement pousse Gaines et Belgrave à garder un œil sur l’affaire, et à se poser aussi pas mal de questions quant à la finalité de leur métier.
Grande vedette des années 60 et 70, Burt Reynolds s’est spécialisé dans les rôles musclés de justiciers séducteurs. Délivrance marque un tournant dans sa carrière, aussi bien par sa tonalité (fini l’humour et l’action décomplexée, place à la peur et aux mauvais penchants de l’âme humaine), que par sa prestation dans la peau d’un personnage qu’une blessure à la jambe contraint, lui l’acteur physique, à un certain immobilisme. Burt Reynolds, figure du « mâle » dans toute sa splendeur, tente de se diversifier, ce qui passe par une remise en question personnelle et le choix de réalisateurs à la personnalité forte. Son chemin croise une première fois celui de Robert Aldrich -cinéaste touche à tout célèbre pour son grand succès Les Douze salopards mais surtout auteur du renversant En Quatrième Vitesse– sous la houlette duquel il tourne Plein la gueule. Il y campe une ancienne gloire du football américain envoyé en prison, et dont les talents vont être mis à contribution lors d’un titanesque match opposant l’équipe des prisonniers à celle des matons. Si ce rôle reste conforme à son image coutumière d’homme viril à qui il ne faut pas chercher noise, la seconde collaboration entre les deux hommes est d’une toute autre teneur. Ils remettent le couvert l’année suivante avec La Cité des dangers, film dans lequel Burt Reynolds interprète un nouveau rôle de flic, à la différence que cette fois-ci, le spectaculaire se trouve relégué au second rang au profit d’une approche plus psychologique.
Le film ne comporte pas d’intrigue policière à proprement parler. Le lieutenant Gaines n’a aucune enquête à mener à bien, pas de bandits spécifiques à arrêter, ni même un complot à déjouer. Le scénario lui ménage bien un sauvetage en cours de récit, mais celui-ci tourne à l’exécution sommaire, témoignage du désabusement qui s’empare du Lieutenant Gaines. Il n’a plus vraiment foi en sa profession, surtout lorsque la justice remet en liberté des tueurs récidivistes alors qu’il avait tout mis en œuvre pour les mettre derrière les barreaux. On le paie pour arrêter toutes personnes qui représentent une menace pour la société mais derrière, les choses ne suivent pas leur cours, et lesdites personnes se retrouvent à nouveau dans la rue à terroriser la population. Il se sent inutile, juste bon à présenter à un père le corps de sa fille morte. Et là encore, les choses se passent mal. Ses collègues prêtent plus d’attention au déroulement d’un match de football américain qu’au désarroi d’un homme. Ils en oublient tout tact, et ne comprennent même pas qu’un père puisse s’emporter de découvrir sa fille nue comme un ver. Non, décidément, tout fout le camp ! Cependant, bien qu’il ait conscience que plus rien ne tourne rond dans cette société, il ne fait rien pour que ça change. Il accepte cela avec une forte dose de fatalisme, et noie ses idées noires sous une bonne rasade de whisky. Dans ce contexte, il se contente de faire preuve du plus d’humanité possible, ce qui dans le cas de Mr Hollinger se traduit par des tentatives désespérées pour le convaincre de ne pas s’épuiser à poursuivre une chimère.
Si le film ne repose pas sur une enquête classique avec une équation meurtrière à résoudre, il n’en reste pas moins que la mort de la fille des Hollinger hante les différents personnages tout au long du récit. Pour le père, retrouver un hypothétique assassin reviendrait à se racheter d’avoir laissé partir sa fille unique dont il se sentait si proche. Et ce serait aussi lui rendre la dignité que la sentence du suicide lui a fait perdre. Pour Belgrave, le partenaire de Gaines, cette mort doit leur permettre de s’attaquer à Léo Sellers, homme puissant qui trempe dans de nombreuses combines illicites, et dont le lien avec la victime a été établi. Suicide ou meurtre, peu lui importe tant que le cadavre peut leur permettre de le pincer. Ce n’est pas la compassion pour le chagrin de Mr Hollinger qui le motive, mais une envie tenace de mettre un salaud sous les verrous. Quant à Phil Gaines, il ne voit pas l’intérêt d’aller plus avant dans une enquête qui n’a pas lieu d’être dans la mesure où le suicide de la jeune femme a été clairement prononcé et entériné. Il n’est pas non plus sans savoir que s’attaquer à Léo Sellers requiert plus de matière qu’ils n’en possèdent. Il ne veut pas perdre son temps à se battre contre des moulins à vent, à plus forte raison lorsque lesdits moulins sont en rapport avec une personne qui lui est chère.
Il faut dire qu’en ce moment, ses préoccupations s’axent davantage sur la relation qu’il entretient avec Nicole (Catherine Deneuve) que sur son travail. Marié par le passé, Phil s’est séparé de sa femme le jour où il l’a surprise dans les bras d’un autre homme. Depuis, il a trouvé du réconfort dans les bras de Nicole, une prostituée de luxe d’origine française. Entre eux, il n’est pas question d’argent, comme il n’est pas non plus question que la jeune femme mette un terme à son activité professionnelle. Ils composent un couple atypique aux métiers qui viennent en permanence parasiter leur romance. Lui, reçoit des coups de fil lui annonçant la découverte d’un cadavre, lorsqu’elle arrondit ses fins de mois en tenant des conversations téléphoniques pour des personnes en mal de sexe (des conversations au contenu très prude, soit dit en passant). Chacun s’accommode du métier de l’autre, et aucun d’eux ne fait d’esclandre quant aux obligations de chacun. A première vue, ils vivent une relation très saine d’où tout non dit se trouve exclu. Phil assume parfaitement une relation propice aux mauvaises blagues, à plus forte raison lorsqu’on exerce le métier de policier. Pourtant, tout cela commence à lui peser. Au départ, Phil s’est satisfait de cette situation car il ne recherchait qu’un simple réconfort, sans aucunes formes d’engagements. Dans ce chaos qui l’entoure en permanence, il a besoin de cette quiétude qui régit ses rapports avec Nicole. Une quiétude qui tend à disparaître dès lors qu’il n’arrive plus à faire la part des choses, et que la profession de Nicole devient une obsession. Sans crier gare, l’amour est venu sonner à sa porte, et il lui a ouvert instinctivement. De son côté, la jeune femme a trouvé dans les bras de Phil ce qu’aucun autre ne lui avait donné : le sentiment d’exister. Dans ses bras, elle n’est plus cet objet que tout le monde exhibe avec complaisance et dont on se sert pour assouvir les pulsions les plus primaires. Elle aussi s’est prise au jeu de la vie de couple dans laquelle ils se sont coulés tout naturellement. Ils nourrissent même quelques projets communs, rêvant d’un avenir à deux.
Robert Aldrich réalise un film des plus intimistes totalement axé sur ses personnages. Pour pousser ce climat d’intimité à l’extrême, il n’hésite pas à accentuer les ombres autour de ses protagonistes. Que ce soit Mr Hollinger, Phil ou bien le sergent Belgrave, tous s’interrogent sur le monde qui les entoure et se demandent comment agir au mieux. Ces ombres omniprésentes qui les englobent les placent seuls face à eux-mêmes. Ils sont les seuls à pouvoir trouver le moyen de solutionner ce qui les tourmente car, s’ils ne le font pas, personne ne le fera à leur place. La Cité des dangers est un film qui affiche un ton désenchanté, nous décrivant une société des plus individualistes. Pour le citoyen lambda, il devient très difficile d’être un tant soit peu considéré par une société qui ne jure que par la gloire et le pouvoir. Une société un brin faux cul qui n’hésite pas à exploiter la fragilité de ces gens, tout en leur réclamant de souffrir en silence, pour ne pas gêner les hommes puissants. Via le personnage de Hollinger, Robert Aldrich nous plonge dans une société rongée par le stupre et la luxure. Cette vision n’est pas nouvelle, mais la prestation poignante de Ben Johnson -qu’on a plutôt l’habitude de voir dans des rôles de cowboys bourrus- lui apporte une incontestable plus value.
Malgré quelques éclats de violence, La Cité des dangers demeure un film assez calme au regard d’une bonne partie de la filmographie de Robert Aldrich. N’étant pas tributaire d’un quelconque mystère à élucider en fin de parcours, il en profite pour prendre son temps, digresser à la suite de personnages plus prompts à la remise en question qu’à l’action. Le titre original, Hustle, rend mieux compte que son adaptation française du véritable propos du film. L’agitation en question concerne les nombreux tourments qui s’emparent des personnages, Phil Gaines au premier chef. Il s’agit d’une agitation plus mentale que physique, le pauvre homme étant complètement paumé, tant sur le plan professionnel, que sur le plan sentimental. En cela, il se rapproche de la fille des Hollinger, avec laquelle il partage quelques points communs. Et ce n’est donc pas par hasard que cette affaire serve de fil rouge à ce récit nonchalant et pourtant ô combien attachant.