L’Horrible docteur Orlof – Jess Franco
Gritos en la noche. 1962Origine : Espagne / France
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A peine rentré de vacances, l’inspecteur Tanner (Conrado San Martin) se voit chargé du dossier qui plombe le quotidien du commissariat local depuis quelques temps. Il s’agit des mystérieuses disparitions de jeunes filles dans la fleur de l’âge. Et ce que Tanner doit découvrir, c’est que l’horrible docteur Orlof (Howard Vernon) envoie régulièrement son monstrueux serviteur Morpho (Ricardo Valle) récupérer des donzelles, dont la peau sera utilisée pour refaire une beauté à la fille d’Orlof, mourante et défigurée dans un incendie. Le hasard faisant bien mal les choses, Wanda (Diana Lorys), la fiancée de l’inspecteur, a tapé dans l’œil d’Orlof, qui lui trouve une ressemblance hors du commun avec sa fille.
La carrière de Jess Franco est un véritable musée. Le réalisateur aux 200 films, l’homme aux 75 pseudonymes (deux rien que pour le présent film : un pour la réalisation, un pour le scénario qu’il aurait paraît-il basé sur son propre livre) a œuvré dans tous les sous-genres possibles et inimaginables relevant du cinéma d’exploitation. Les sous-James Bond, la comédie érotique, l’épouvante gothique, les films de cannibales, de zombies, de démons, le WIP (nazisploitation ou non), la nunsploitation, les films en costume… Franco a tout connu, et a même fait des mélanges avec tout ça. Sa capacité à enchaîner les tournages, avec les conséquences que cela sous-entend (scénarios foutraques, acteurs amateurs, technique pas au point, effets spéciaux bâclés etc etc) lui a valu la réputation de tâcheron. Il est vrai qu’à la vue de certains de ses films, le qualificatif n’est pas usurpé. C’est principalement le cas pour ses oeuvres des années 70 et 80, reconnues soit pour leur ringardise soit pour leurs qualités somnifères avérées. Et pourtant il ne faudrait pas oublier que Franco, ce n’est pas que Le Lac des morts-vivants (co-réalisé dans la douleur avec Jean Rollin) ou La Comtesse noire. C’est aussi plusieurs films personnels, biscornus, oniriques et esthétiquement travaillés. La plupart de ses films avec Soledad Miranda valent plus qu’un coup d’œil, et il serait malvenu de se laisser emporter par la médiocrité des films alimentaires tournés n’importe comment pour leur cracher dessus. Et puis Franco, c’est aussi son début de carrière dans l’horreur, vaguement placé sous l’égide d’un cinéma gothique en pleine bourre (Bava en Italie, Corman aux Etats-Unis, la Hammer au Royaume-Uni). Premières incartades du réalisateur dans le genre, et premières associations du réalisateur avec Howard Vernon (ils feront une trentaine de films ensemble), Le Sadique baron Von Klaus et L’Horrible docteur Orlof sont certainement les films de Franco les plus épargnés par la critique ou le public. Ce sont aussi ses films les plus accessibles, dans lesquels l’ex assistant de Juan Antonio Bardem et d’Orson Welles adopte un classicisme total à peine troublé par quelques fulgurances annonçant le futur du réalisateur. Il y a d’abord ces deux furtifs plans érotiques, dont un grossièrement complaisant (à se demander si il n’a pas été rajouté quelques années plus tard), qui surprennent dans un film gothique en noir et blanc de 1962, époque où la suggestion était encore la reine partout. Et puis bien entendu il y a quelques vastes incohérences scénaristiques, la plupart rattachées au personnage principal, ce flic complètement à la ramasse qui aligne les bévues sans jamais recevoir les retours de bâtons qu’il mérite. Est-il normal par exemple qu’il n’aille pas vérifier ce que lui dit un ivrogne du coin (la touche comique du film), à savoir qu’il existe un embarcadère secret près du fleuve, et que celui-ci mène à un château reculé mais non abandonné ? Est-il normal que ce flic ne daigne pas lire une lettre clef dans l’enquête au motif qu’elle “a probablement été écrite par une folle” (en plus, ladite lettre doit faire 10 mots à tout casser) ? Est-il normal que même la copine du flic trouve le coupable avant lui, et s’en aille elle-même vérifier ? Bref, on ne peut pas dire que ce Tanner soit fort brillant. Il n’a en tout cas rien du flic doué, ni encore moins du jeune premier habituel aux films gothiques. Signalons aussi quelques incongruités formelles, et l’on peut d’ores et déjà déceler quelques défauts plus tard récurrents dans l’œuvre de Franco.
En revanche, à son actif, on peut avancer qu’il se montre particulièrement inspiré pour ce qui est de l’esthétique de son film qui, au contraire de son intrigue copiée sur Les Yeux sans visage de Franju, n’est redevable à personne d’autre qu’à Jess Franco. Les scènes d’extérieurs nocturnes sont toutes embellies par un jeu de contraste entre ombre et lumière ainsi que par la présence constante de fortes pluies, qui rendent la ville particulièrement brumeuse, sinistre, et participent donc au climat oppressant que l’on peut rapprocher de certains films anglais mettant en scène Jack l’éventreur. A côté de cela, le savant fou, le château et le personnage de Morpho sont pour leur part issus du cinéma gothique de la Universal, provoquant un mélange des genres (éléments gothiques dans un cadre victorien) non dénué d’intérêt. Mais la principale réussite du film est sans conteste Orlof lui-même, excellemment incarné par Howard Vernon (qui pour être un habitué de Franco a tout de même joué chez de grands réalisateurs tels Fritz Lang ou Jean-Pierre Melville). Homme dont les sentiments ne s’expriment plus que pour sa fille réduite à l’état de légume, Orlof est une figure inquiétante et manipulatrice totalement imperméable aux charmes des jeunes femmes qu’il enlève. Son stoïcisme et son abnégation dans le crime se ressentent même lorsqu’il entreprend de séduire ses futures victimes. Là où les femmes se montrent aguicheuses et frivoles, lui continue à afficher une certaine politesse distante laissant tout de suite penser qu’il n’a que ses futures expériences en tête, et qu’il ne considère ses semblables que comme des cobayes ambulants. Ce comportement est également valable avec Morpho, lui aussi victime en son temps d’une expérience immorale, et avec sa compagne, dont il méprise les arguments humanistes. Il s’oppose d’ailleurs à l’amitié / amour qui unissent ses deux seuls proches. C’est un véritable tueur que l’amour pour une morte en sursis rend particulièrement glauque, le conduisant aux pires extrémités. Connaissant Franco, eut-il réalisé le film 15 ans plus tard qu’il aurait certainement développé des relents nécrophiles et incestueux, en plus d’appuyer davantage l’horreur physique. Le docteur fait déjà ici étalage d’une disposition pathologique à la torture, conçue non sous un angle sadique mais sous un angle scientifique perverti, ce qui est encore pire (prélever la peau sur des femmes encore vivantes, condition selon lui sine qua non pour réussir son projet). Mais bien sûr, nous ne sommes qu’en 1962, et Franco ne peut pas encore se lâcher. Les tortures restent suggérées.
En toute honnêteté, L’Horrible docteur Orlof est loin de rivaliser avec les meilleurs films d’épouvante de l’époque… et même avec les meilleurs films de Franco lui-même. C’est un film honnête, mais qui demeure un peu trop simple pour s’élever au même niveau qu’Une Vierge chez les morts-vivants par exemple. La faute en incombe principalement à ce qui relève du sujet policier, traité avec négligence par son réalisateur. En revanche, c’est un film très intéressant pour appréhender la carrière de Jess Franco, ses fascinations morbides et sexuelles, et même ses futurs défauts, souvent issus d’un désintérêt total pour certains pans plus ou moins larges de ses scénarios. Pour s’exprimer comme il le souhaite, c’est à dire sans les entraves d’un scénario trop rationnel, Franco a besoin de pouvoir se mettre en roue libre, ce qu’il ne peut faire ici totalement, empêtré la moitié du temps dans un classicisme qui le gêne plus qu’autre chose (il se rabat alors sur l’esthétisme), et dont il ne peut s’affranchir qu’au contact des scènes où Orlof affiche sa véritable nature. Dans le fond, Franco est un réalisateur “art et essai d’exploitation” !