Fargo – Joel & Ethan Coen
Fargo. 1996Origine : États-Unis
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Dans un patelin du Minnesota, en hiver, un timide vendeur de voiture nommé Jerry Lundegaard (William H. Macy) organise le kidnapping de sa propre femme. De mèche avec les deux kidnappeurs, Carl Showalter et Gaear Grimsrud (Steve Buscemi et Peter Stormare), avec lesquels il a été mis en relation par l’un de ses employés, Lundegaard leur laisse pour consigne de demander une rançon qui sera payée par son beau-père, vieil homme d’affaire caractériel auquel il n’ose demander directement de l’argent. Le kidnapping tournera très mal et la violence de Grimsrud, combinée au manque de professionnalisme de Showalter, laissera de nombreuses victimes. Pris en tenaille, Lundegaard commencera à paniquer tandis que les deux malfrats seront dans l’obligation de se montrer violents pour ne pas laisser de témoins derrière eux…
Après l’échec commercial du Grand saut, un pourtant sympathique hommage à la screwball comedy, les frères Coen reviennent à leurs premières amours : le cinéma policier. Grands amateurs du genre, les frangins s’étaient en deux films (Blood Simple et Miller’s Crossing) réappropriés le film noir, cette branche du cinéma policier que l’on pensait perdue, du moins sous son aspect le plus pur. Les Coen s’étaient même tellement montrés convaincants avec Miller’s Crossing qu’en réalité ils semblaient avoir fait le tour de la question. Mettant donc provisoirement le film noir de côté, ils effectuent leur retour pour un petit thriller qui à première vue, avec son histoire de kidnapping tournant à l’aigre, ne vise pas très loin. Et pourtant, Fargo, leur sixième réalisation à ce jour, allait non seulement confirmer qu’il existait bel et bien une “patte Coen” bien particulière, mais que celle-ci pouvait être transposée avec à propos dans d’autres domaines que le film noir ou la screwball comedy à la Arizona Junior ou Le Grand saut. Une nouvelle fois, les frères Coen prennent une intrigue très classique et la transforment en une vague comédie très portée sur une ironie à la fois subtile et évidente. Ayant grandi au Minnesota, les deux frères s’attardent cette fois sur les gens qui peuplaient leur quotidien durant leur enfance. Des gens d’une banalité incroyable, qu’ils plongent dans une histoire hollywoodienne qui forcément les dépassera très vite. A dire vrai, les habitants de Fargo ne sont que des péquenots, pitoyables de bout en bout. Le décalage entre leur nature modeste et le dérapage du kidnapping assurera tout l’aspect comique du film, ce qui ne sera pas sans faire naître une sorte de pitié pour le personnage principal, le commanditaire de l’enlèvement : Jerry Lundegaard, vendeur de voitures et père de famille sans personnalité. Engueulé par ses clients, méprisé par son beau-père, vivotant à la tête d’une famille au moins aussi désincarnée que lui, il est l’exemple type du personnage qui n’aurait jamais dû être mêlé au crime. Lundegaard ne dispose pas des tripes lui permettant de supporter la pression, et les personnes qu’il a engagées sous le conseil de son employé indien ne sont pas non plus faites pour le mettre à l’abri. Entre le petit nerveux malchanceux joué par Steve Buscemi et le grand végétal impulsif joué par Peter Stormare, ces kidnappeurs ne sont même pas capables de kidnapper correctement Madame Lundegaard, assassinant au passage un flic et deux témoins. Le personnage de Stormare est le seul personnage du film à montrer un tant soit peu d’esprit d’initiative, mais lui non plus n’est pourtant pas un personnage classique : c’est un fou ne sortant de sa torpeur que pour assassiner sauvagement. Ce sera lui qui sera à l’origine de cette situation de plus en plus sordide, au fur et à mesure de la progression du film.
Tous les autres personnages sont des péquenots, au noms scandinaves à coucher dehors et aux accents impossibles. Flics y compris : Marge Gunderson (Frances McDormand), chargée de l’enquête, est une femme enceinte avec ses nausées quotidiennes, une femme gentille voire gaga, à l’exact opposé des flics durs à cuire auxquels le cinéma confie habituellement ce genre d’affaires. Son mari, flic également, est un bureaucrate lassé, qui s’occupe comme il peut et qui en guise de bravoure se contente de faire cuire des œufs avant le lever du jour. Quant à l’adjoint de Marge, c’est un homme simple, tellement simple que ses lignes de dialogues se limitent à deux mots (“Ah ouais“) et à des expressions toutes faites. Les vastes étendues enneigées du Minnesota les obligent en outre à porter de grosses doudounes n’étant pas sans évoquer le personnage de Kenny dans South Park. Les Coen ne versent pourtant pas dans l’exagération, et la mention “basé sur une histoire vraie” (ce qui est faux, ou tout du moins le film s’est basé sur plusieurs histoires criminelles) est là pour constituer un garde-barrière les empêchant de trop développer le côté beauf des habitants du Minnesota. La force comique est justement ici : en préservant la crédibilité des personnages, les réalisateurs réussissent à faire naître l’ironie. Et en parallèle à elle se développe également une certaine pitié pour ces personnages de ratés formant une communauté décidément trop naïve. L’humour et la compassion sont criant dans le cas des Lundegaard, avec un mari creusant lui-même sa propre déchéance et une femme kidnappée tentant une ridicule évasion en pleine campagne alors même qu’elle ne distingue rien, aveuglée qu’elle est pendant toute la durée du film. La même dualité de sentiments vaut aussi pour certaines digressions, tel que ce citoyen racontant (mal) une histoire sans intérêt aucun au fameux adjoint simplet ou encore cet ancien camarade de classe venant maladroitement draguer une Marge faisant mine d’être compréhensive. Les Coen adopte une nouvelle fois un rythme lent, apte à cerner le manque de vie de ce Minnesota désespérément plat, désespérément blanc, présenté sur fond de la superbe musique mélancolique de Carter Burwell. Le cadre parfait pour des gens simples dépassés par des événements dont la violence croissante ne fait qu’accentuer un peu plus le décalage.
Une fois encore, les frères Coen parviennent à mélanger une situation extrêmement sombre, extrêmement triste, à un humour ravageur. Jouant sur plusieurs émotions tout en se montrant subtil et soigné, Fargo se hisse sans peine au même niveau que ce qui était alors le meilleur film des Coen, Miller’s Crossing.