Essential Killing – Jerzy Skolimowski
Capturé par les forces américaines en Afghanistan, un taliban est envoyé dans un centre de détention tenu secret. Lors d’un transfert, il réchappe d’un accident et se retrouve en fuite dans une forêt inconnue. Traqué sans relâche par une armée sans existence officielle, il fera tout pour assurer sa survie.
Le postulat de départ ressemble à un Démineurs revu par l’œil d’Antonioni et son Zabriskie Point, dans lequel le marginal (ici le taliban, un étudiant révolté dans l’autre) était contraint à s’enfuir en plein désert à bord d’un avion volé, ce pour un crime qu’il n’avait pas commis. Une poursuite qui tenait finalement autant de la fuite en avant que de la quête d’une liberté individuelle retrouvée. Soit, Skolimowski nie toute volonté de discours politique, qui, selon lui, ne lui a apporté que des problèmes stériles durant sa carrière. C’est à hauteur humaine que les filiations avec des œuvres plus anciennes se font. Pourtant, à l’instar d’un Punishment Park ou bien d’un Zabriskie Point, Essential Killing reste en phase avec les bouleversements se déroulant au sein de la société américaine.
Un thème à tendance libertaire ou du moins “personnaliste” que l’on retrouvait dans une autre grande œuvre aujourd’hui injustement oubliée : Deux hommes en fuite (Figures in a Landscape, 1970). Même dissection quasi métaphysique, même métaphorisme concernant le poursuivi et les poursuivants. On retrouve les mêmes hélicoptères, véritables corbeaux noirs et signes de mort, que dans le film de Losey, lequel, à l’instar de Essential Killing offrait une véritable épure de film d’aventure : un survival vu de l’intérieur. Tout comme dans le film de Losey, Skolimowski, après son préambule, ne situe volontairement pas géographiquement les lieux, et si dans Figures in a Landscape, le spectateur n’avait comme unique information, celle que les personnages se trouvaient dans un pays d’Amérique latine, là, il s’agit d’un pays de l’Est qui n’est pas nommé.
Un film qui démarre fort, implacable, par une longue route semée de morts et menant elle-même à la mort. Le blanc (la neige, les soldats de l’Est, le taliban) et le noir (les chiens, les soldats américains, l’identité religieuse), le paradis et l’enfer se mélangent de façon implacable. L’aphasie fait ici fond et forme (rappelons que ni Vincent Gallo, ni Emmanuelle Seigner -muette- ne prononcent un mot) dans une course-poursuite d’une heure et trente minute autant physique que spirituelle.
Sorte de cauchemar éveillé, à la fois hiératique et onirique, Jerzy Skolimowski confirme qu’il est à 73 ans, maître de son art.
S’ensuit une seconde partie, sans doute plus hermétique et qui finit peut-être par tourner à vide. Notre taliban mange des baies empoisonnées, se met à avoir des visions et retrouve, dans ses rêves, certains flashs du passé mais aussi d’une réalité à venir (son sang coulant sur le cheval blanc annonce sa mort à venir). Sa faculté à se fondre avec le paysage (une véritable “figure in a landscape”), à lutter contre le froid, dénote sans doute l’intention du réalisateur de livrer une véritable quête spirituelle destinée à rendre hommage à l’être humain et à sa faculté à se dépasser, sauf qu’on frôle par trop de fois un mysticisme qui fait que les enjeux nous échappent.
A contrario, les choix formels sont à l’identique de notre personnage : une ombre insaisissable. Après avoir tiré un missile de la grotte dans laquelle il était tapi, tuant un G.I ainsi que deux hommes d’affaires semble t-il venus prospecter dans le pays, celui-ci s’enfuira avant d’être fait prisonnier.
L’explication du titre du film est à chercher là : Skolimowski nous montre un homme dont seuls les actes le déterminent ; celui-ci tire, s’enfuit, tue. En somme, “l’essentiel” comme l’indique le titre, c’est de “tuer” (Killing) pour survivre. Ce manque total de point de vue moral et psychologique pourra en désarçonner plus d’un, au sein d’une industrie cinématographique d’aujourd’hui où tout se doit d’être souligné ou surligné. Le réalisateur nous montre ici un être humain qui n’est et ne sera que la somme de ses actions. Aucune noblesse, aucune honte, aucun didactisme, aucune volonté d’édifier un monument à la gloire de quiconque. Le film à ce niveau est d’une intelligence rare et ne manquera sans aucun doute pas de se prêter à bien des dissections inutiles tandis que d’autres critiques fulmineront en cherchant de manière obligée, un sens à donner à tout cela.
S’il y a un autre rapprochement qu’il sera tentant de faire à propos de Essential Killing, c’est ses ressemblances avec le Dead Man de Jarmush, lequel nous montrait un personnage fantomatique, déjà mort, s’en aller dans une longue quête afin de trouver le repos. On retrouve le même chemin de croix dans le film de Skolimowski, un rêve éveillé, lancinant, mais filmé de manière plus froide et moins poétique. Les paysages sont des cadres splendides mais aussi des peintures de mort isolant les personnages en même temps qu’ils les éloignent les uns des autres. Ce n’est pas le fruit du hasard si les deux personnages principaux (Vincent Gallo et Emmanuelle Seigner) ne peuvent communiquer par la parole lorsqu’ils se croisent. Finalement Skolimowski se met à hauteur d’hélicoptère pour nous offrir une esquisse dérisoire d’un monde dont les frontières auraient été abolies pour devenir un espace infini, dont la froideur (représentée ici symboliquement par les espaces enneigés) a paradoxalement pris le dessus au lieu de rapprocher les êtres.
La société claustrophobe et bavarde d’hier, décrite magistralement dans ce qui reste à ce jour son chef-d’œuvre, Travail au noir (1982) a été remplacée par une immensité désertique et inhumaine. Dans Travail au noir, le groupe d’ouvriers polonais immigrés à Londres pour restaurer la maison d’un riche avait son représentant (Jeremie Irons) ; ce dernier était l’unique lien entre deux mondes antagonistes. C’est l’ombre d’un rideau de fer qui séparait la maison dans laquelle les ouvriers travaillaient clandestinement, du monde extérieur. D’un côté, un micro plan quinquennal, de l’autre une économie capitaliste en marche, comme un rouleau compresseur ; et au milieu : le chef, seul être apte à gérer un tel projet grâce à ses capacités de langage.
Dans Essential Killing, les limites entre les deux mondes n’existent plus. Le capitalisme a remporté la partie et trône de fait. La communication n’a plus de raison d’être et à Skolimowski de livrer une brillante parabole sur la solitude sociétale et inter-sociétale. Finalement, notre taliban ressemble au début du film à un être humain, malgré l’acte sanglant dont il vient de se rendre responsable. Les chiens qui lui courent après font partie de la répression et représentent un danger. Au fur et à mesure de son périple, notre homme se transforme en bête, et c’est ainsi qu’il se verra logiquement accueilli le temps d’une séquence visuellement splendide par une meute de chiens. Malgré quelques répétitions ainsi qu’une poignée de flashbacks ayant tendance, en voulant humaniser le personnage (son apprentissage coranique, sa mère, ses rapports avec son épouse), à perdre par endroits l’objectif du film, Essential Killing est une œuvre à la fois âpre et fascinante.