Charlie et ses deux nénettes – Joël Séria
Charlie et ses deux nénettes. 1973Origine : France
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Deuxième film de Joël Séria, deux ans après Mais ne nous délivrez pas du mal et deux ans avant Les Galettes de Pont-Aven, Charlie et ses deux nénettes constitue la transition parfaite entre ces deux films. Tout comme Mais ne nous délivre pas du mal, il nous présente deux jeunes filles, des cousines, Ghislaine (l’indispensable Jeanne Goupil) et Josyane (Nathalie Drivet) qui rejettent en bloc la société dans laquelle elles vivent. Au chômage depuis qu’elles ont toutes deux envoyé paître leurs patrons ou leurs clients (toute deux travaillaient dans les superficiellissimes métiers liés à l’esthétisme corporel), elles se contentent désormais de profiter pleinement de leur vie de jeunes parisiennes qui ne demandent qu’à découvrir un monde autre que le leur. C’est ainsi qu’elles rencontreront celui qui peut être vu comme l’ancêtre du personnage de Jean-Pierre Marielle dans Les Galettes de Pont-Aven : Charlie (Serge Sauvion, la voix française de Columbo), un homme de 39 ans qui lui aussi n’est pas à sa place dans la société bourgeoise et coincée, qu’il a rejeté en même temps que sa propre entreprise, trop ennuyeuse à son goût. Croisant les deux jeunes filles à la sortie d’un bureau de placement dans lequel il aura préalablement envoyé chier une guichetière par trop tatillonne sur la paperasse administrative, il les invitera à prendre un verre. C’est ainsi que naîtra une amitié qui poussera Charlie et ses deux nénettes à sillonner les routes de France pour vendre de la toile cirée sur les marchés.
A la fois trop léger pour être comparable à Mais ne nous délivrez pas du mal et pas assez polisson pour le mettre sur le même plan que Les Galettes de Pont-Aven, Charlie et ses deux nénettes est une œuvre qui possède sa tonalité propre. La tendresse domine les débats, tout d’abord dans la relation qui unie Charlie aux deux cousines. Une relation d’une grande amitié, complètement pure et dépourvue de toute ambiguïté sexuelle. Pourtant, Charlie couchera bel et bien avec les deux filles en même temps, au détour d’une scène qui n’existera pas au yeux du public, mais dont le déroulement imaginé sera tout de même amené avec beaucoup de précautions, Séria ayant juste avant pris soin de poser une situation propice à ne pas briser les liens affectifs qui unissent ses personnages. Et lorsqu’au petit matin il deviendra clair qu’il y a eu relations sexuelles (avec les deux filles nues dans les bras de Charlie), les personnages n’en rajouteront pas et se contenteront d’une brève allusion assez adolescente, assez touchante, qui ne sera suivi d’aucune autre référence à ce moment d’intimité. Si ce n’était pour cette scène (d’autant plus marquante qu’elle est isolée), les liens entre Charlie et les deux jeunes filles pourraient presque passer pour une relation père-filles, tant la sensibilité domine : protection des filles contre de potentiels agressions, refus de Charlie de pavaner auprès de ses amis, recherche du confort matériel pour leur bien-être, et surtout, acceptation de leur statut d’adolescentes parfois lunatiques. Séria n’est pas un réalisateur paillard, et le sexe n’est pas ici sa préoccupation. Il se révèle plein de tendresse pour ses personnages de marginaux, qui ne souhaitent rien d’autre que quitter la capitale (décrite comme l’endroit le plus ennuyeux du monde) pour fréquenter les marchés, lieux de rencontres où ils peuvent croiser la route d’itinérants comme eux, adeptes d’une vie simple, solidaires, loin du conformisme petit-bourgeois mais pourtant guère impliqués dans la vie politique, même si quelques références au communisme sont faites de manières succinctes, positivement (le père de Ghislaine, un homme gentil, dit-elle, qui vend l’Huma le dimanche matin) ou négativement (l’ironie sur les mouvements trotskyste, maoïste ou “trouducutistes”).
Le film reste donc préservé de tout prosélytisme politique, et Séria peut se consacrer à sa peinture d’une France d’en bas complètement libérée des entraves du conformisme. Mais le réalisateur ne tombe pourtant pas non plus dans l’idéalisme béat, et montre que même dans ce milieux de forains ou de vendeurs ambulants, les salauds existent également. Ce sera le cas pour Tony, un forain avec lequel notre trio sympathisera rapidement. Un homme incarné par Jean-Pierre Marielle, qui effectuait ici la première de ses quatre collaborations avec le réalisateur. Charlie et ses deux nénettes se feront proprement avoir par leur naïve foi envers cet homme dont la gouaille pour vendre ses répliques de la cathédrale de Chartres cache en réalité un mépris des autres et un égoïsme forcené, dissimulés sous ses talents d’orateurs et d’embobineurs qui à l’écran se révèlent malgré tout plutôt drôles (lorsque Tony se moque des produits qu’il vend). A l’instar de Charlie et des filles, le spectateur aura lui aussi été pris au piège… Et lorsque le groupe de départ sera séparé, ce sera sans réelle surprise que les choses tourneront mal. Josyane aura été appâtée par Tony, qui se révèlera être un vrai beauf, violent et obsédé. L’équilibre est brisé, peut être de façon un peu trop exagérée d’ailleurs (dès cet instant, l’hiver enneigé arrive et Ghislaine tombe malade), et le film prendra une allure tout de suite plus sombre, moins sensible. Jusqu’à un final en guise de sursaut venant finalement réaffirmer une dernière fois l’attachement de Joël Séria pour sa conception de la vie et pour ses personnages qu’il respecte profondément (notamment Jeanne Goupil, qui n’est pas l’égérie du réalisateur pour rien).
Charlie et ses deux nénettes est un film immanquable dans la trop courte filmographie de Joël Séria. Si le film tombe parfois dans l’amateurisme en négociant mal certains points techniques (les raccords au montage, c’est pas tout à fait ça), il a cependant l’énorme avantage de présenter une vision de la France telle qu’on ne la voit plus -heureusement diront les esprits chagrins n’appréciant pas les allures des années 70-, et telle qu’elle n’existe peut-être même plus (Séria est d’ailleurs désormais condamné au petit écran -et encore, à petite dose). Un film qui rejette quelque chose (le conformisme petit-bourgeois) en se concentrant uniquement non pas sur un quelconque aspect pamphlétaire mais bien sur une vie rêvée (fantasmée ?) par son réalisateur, un mode de vie pur et délicat. Un film à la fois globalement joyeux, doucement nostalgique et pourtant conscient de certaines réalités (le personnage de Marielle). Bien sûr, la vision du réalisateur n’est peut-être pas en adéquation avec celle de tout le monde, surtout à notre époque plus que jamais éloignée du monde de Séria. Mais pour ceux qui y adhéreront, Charlie et ses deux nénettes sera un film on ne peut plus poignant.
Un film sur les amitiés simples, qui valorise la décence, une qualité qui n’est pas si courante. Y en a plus beaucoup comme ça.