Ataragon – Ishirô Honda
Kaitei gunkan. 1963Origine : Japon
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Il s’en passe de belles, au Japon. Des taxis pirates qui s’échouent en mer avec des géologues à leur bord, des colonnes de vapeur qui s’élèvent de la mer, des hommes-vapeurs qui sortent des eaux… Étrange. Dans le même temps Kosumi, un ancien amiral de la flotte impériale, reçoit la visite d’un reporter venu l’interroger au sujet du Capitaine Jinguji et de son sous-marin, disparus à la fin de la guerre. Le reporter affirme que Jinguji est en vie, ce qui n’est pas sans émouvoir Makoto, secrétaire de Kosumi et fille de Jinguji, qui vit des temps difficiles depuis qu’un homme s’est mis à l’espionner. Ses problèmes ne vont pas aller en s’arrangeant lorsqu’elle et son patron seront sauvés d’un enlèvement marin par l’intervention de deux photographes. A quoi rime tout ceci ? Ils l’apprennent par la bouche même du kidnappeur : englouti il y a plusieurs siècles au fond de l’océan Pacifique, l’Empire Mu existe toujours et s’apprête depuis le fond des mers à retrouver sa grandeur passée, lorsque les Mus dominaient la planète. L’Impératrice Mu ne tarde pas à faire connaître ses exigences : détruire le sous-marin Ataragon, construit en un lieu secret par le Capitain Jinguji. Sans quoi les plus grosses villes du monde seront détruites. Les Nations Unies sont sur les dents. Mettant la main sur l’homme qui espionnait Makoto, en fait un employé de Jinguji, Kosumi obtient de rendre visite à son ancien officier. Lequel vient d’achever son Ataragon, crème des navires de guerre. Problème : resté fidèle au idéaux du Japon Impérial, Jinguji refuse d’utiliser son sous-marin au bénéfice des Nations Unies.
Comme on peut le deviner à la lecture de ce résumé, cette production Toho souffre dans son ouverture d’une grande confusion née de la nécessité de fusionner les multiples facettes de l’exposition en un temps réduit. Il en résulte certains raccourcis, certaines facilités et certaines invraisemblances (entretenues par les fréquents sauts d’images d’une version VHS tronquée par les outrages du temps) d’abord assez rédhibitoires pour prendre au sérieux un film qui à l’instar du célèbre Godzilla a pourtant des choses importantes à dire et à montrer, dressant un lien direct avec le Japon nationaliste agressif d’hier et le Japon pacifiste et démilitarisé d’aujourd’hui. Si Honda se penchait avec Godzilla sur le statut de tampon atomique de l’archipel nippon, il revient avec Ataragon en plein cœur de la société japonaise, évoquant avec une mince façade de fiction les résidus des dérives impériales. Ainsi, combattre l’empire Mu revient à combattre la version pré-1945 du Japon. En adoptant le point de vue du Japon moderne, intégré aux Nations Unies et dépourvu de sentiments belliqueux (point sur lequel il insiste beaucoup), et en lui opposant un Empire aux motivations clairement apparentées à celle du Japon nationaliste (soumettre les peuples inférieurs), il donne à voir à son propre peuple quels furent les sentiments qui motivèrent la résistance acharnée des peuples agressés et qui décidèrent de la ruine finale du pays. Ainsi Honda participe à la répudiation des idées nationalistes, qu’il faut combattre non seulement pour le bien du pays, mais aussi au nom de l’humanité entière, puisque le bellicisme né de cette volonté hégémonique ne peut conduire qu’à un désastre de grande ampleur, tant pour l’agresseur que pour l’agressé.
Intelligemment, il fait du personnage de Jinguji l’incarnation même des survivances nationalistes, plaçant la grandeur du Japon au dessus de tout, y compris de la planète, y compris de sa propre famille. Il n’est guère étonnant que Jinguji soit un militaire de la marine, tant ce corps d’armée fut toujours motivé par un traditionalisme échevelé très inspiré des principes d’honneur généralement associés à l’histoire de l’archipel nippon. Le convaincre de la nécessité d’abandonner sa quête idéologique pour la sécurité du monde revient à faire plier les derniers éléments réactionnaires du Japon, véritables entraves à l’acceptation du pays par la communauté internationale et surtout pathétiques défenseurs d’une époque révolue. Si ses sympathies vont bien sûr pour l’amiral Kosumi et pour la fille esseulée Makoto (représentant respectivement l’aspect politique et l’aspect familial mis en danger), Honda fait pourtant preuve d’une grande compassion pour Jinguji, homme fourvoyé mais pourtant homme de confiance voire de trop grande confiance si l’on en juge à sa fidélité abusive à ses idéaux impériaux. Il n’en rajoute pas non plus sur la vilénie de l’Empire Mu et marche sur des œufs lorsqu’il s’agit en fin de film de le réduire à néant, sanction que le Japon ne connait que trop bien. Ainsi l’Impératrice Mu n’est pas de ce genre d’ennemis à l’américaine, hurlant de dépit en criant “je reviendrai !”, et fait preuve d’une grande dignité s’exprimant grâce à la mansuétude de Jinguji, particulièrement bien placé pour connaître les sentiments provoqués par la douleur de voir sa fierté bafouée et l’objectif de sa vie démoli.
Ataragon est un film éminemment pacifiste doublé d’une démonstration presque béate de tolérance. Pour Honda, il n’y a pas d’ennemi personnifié : il n’y a que des systèmes violents illusoires dont les victimes sur la durée sont autant extérieures qu’intérieures à ce système. Toute les causes, fussent-elles crapuleuses, reposent après tout sur des humains.
Comme pour Godzilla, film décidément très proche de celui-ci (et ce n’est pas fini, d’autres points les rapprochent), le discours se marie avec un sens appréciable du spectaculaire, premier argument de mise en chantier puis de vente d’un film basé sur un écrit de Shunrō Oshikawa, plus ou moins le Jules Verne japonais. C’est aussi ce qui explique la trop grande confusion caractérisant l’exposition du film. En outre, Honda et son équipe eurent trois mois pour concevoir leur film dans les délais impartis par le studio, ce qui les poussa à mettre en place trois équipes de tournages différentes : une pour les scènes dramatiques et les deux autres pour les scènes à effets spéciaux, ces dernières étant supervisées par les spécialistes Eiji Tsuburaya et Teruyoshi Nakano, les deux acolytes attitrés de Honda pour les Godzilla. Malgré la reprise de quelques stock shots de Mothra, des Mysterians et de Bataille dans l’espace (tous trois de Honda) notamment pour les destructions massives, le film est à ce niveau impressionnant, ne serait-ce que pour le fameux Ataragon -Gotengo en version originale-, sorte de Nautilus en forme de perceuse, autant capable de rester au fond des mers que de parcourir le ciel, doté également d’une arme de destruction massive sous la forme d’un canon réfrigérant.
Mais le spectacle ne s’arrête pas là et continue dans la cité sous-marine de l’Empire Mu, vaste temple aux fortes évocations égyptiennes dédié à la vénération d’une divinité monstrueuse prenant la forme d’un dragon de mer. Il va sans dire que cette créature, baptisée Manda et imposée par la production, agit en tout point comme ses camarades des Kaiju Eiga. On la retrouvera d’ailleurs dans la série des Godzilla, tout comme on retrouvera l’Ataragon dans Final Wars. Le côté science-fiction / catastrophe, souligné par la musique elle aussi godzillesque du fidèle Akira Ifukube n’est certainement pas absent du métrage et force le respect par la réussite de sa conception, généreusement employée à l’écran par un réalisateur qui ne rechigne jamais à montrer les choses en pleine lumière.
Autant pour son courage à traiter de sujets sensibles que pour ses dons (et ceux de ses collègues) à montrer un spectacle total, Inoshiro Honda mérite les éloges, ce qu’Ataragon vient une nouvelle fois démontrer.