CinémaScience-Fiction

Godzilla – Ishirô Honda

godzilla

Gojira. 1954.

Origine : Japon
Genre : Kaiju Eiga
Réalisation : Ishirô Honda
Avec : Momoko Kôchi, Akira Takarada, Takashi Shimura, Akihiko Hirata…

Le concept des monstres géants n’est pas tout neuf. Plusieurs mythologies à travers le monde (Grèce, Chine, Perse…) faisaient déjà état de créatures géantes tels que les dragons, incarnations de plusieurs peurs de la société humaine. La découverte des dinosaures au XIXème siècle raviva la mémoire de ces monstres à un niveau cette fois scientifique, entraînant bientôt l’imagination des artistes. Citons par exemple Arthur Conan Doyle, qui avec son Monde Perdu imagina la secrète subsistance de ces “terribles reptiles”, ou même de H.P. Lovecraft, dont les monumentales divinités anciennes doivent énormément à cette légitime fascination pour le pouvoir de destruction de ces gigantesques créatures. A peine venait-il de naître que le cinéma s’empara des dinosaures : si le tout premier film à en mettre un en scène (Gertie the Dinosaur, 1912 ) fut une œuvre d’animation avec un gentil diplodocus, leur nature effrayante repris rapidement le dessus avec Brute Force de D.W. Griffith en 1914, film à qui l’on attribue par ailleurs la propagation de l’idée fausse selon laquelle l’homme aurait côtoyé les dinosaures. Puis en 1933 ce fut le décisif King Kong de Cooper et Schoedsack, lors duquel un gorille géant vint titiller la domination des dinosaures au bestiaire des monstres géants. Vingt ans et une entrée dans l’ère atomique plus tard, les réalisateurs américains s’en souviendront pour faire grandir tout un tas d’animaux. Mais le premier film de ce célèbre pan de la science-fiction américaine est bien un film de dinosaures, à savoir Le Monstre des temps perdus d’Eugène Lourié, basé sur une nouvelle de Ray Bradbury. Avec ce film, le cinéma redonna un élan à l’interprétation des monstres géants, vus comme les représentations de la peur contemporaine de l’atome et de ses retombées radioactives non maîtrisées. Un sujet valable sur toute la planète en ces temps de guerre froide.

Mais si il y a bien un pays plus concerné que les autres au niveau nucléaire, c’est bien le Japon, seule nation à avoir jamais essuyé deux attaques nucléaires sur son territoire. Intervenus moins de dix ans auparavant, les traumatismes d’Hiroshima et de Nagasaki demeuraient d’autant plus présents que le pays se retrouvait désormais pris en étau entre les deux blocs. Contrôlé de façon intéressée par les américains, davantage à des fins stratégiques que dans le but d’empêcher un réarmement, tout proche de l’Union Soviétique et de la Chine populaire, le Japon avait de quoi se sentir comme un tampon sacrifiable. Une impression renforcée au cours du tournage de Godzilla par différents accidents nucléaires, tel qu’une pluie de radiations venues d’URSS qui contaminèrent des champs au nord du pays, mais surtout l’accident du Lucky Dragon, survenu durant la préparation du film. Le Lucky Dragon, un bateau de pêche japonais, fut irradié pour s’être un peu trop approché d’un essai nucléaire américain pratiqué sur l’atoll de Bikini. Lorsque l’on apprit que le navire avait pourtant respecté les distances de sécurité, le tollé fut énorme au Japon. Il ne retomba pas facilement, puisque le capitaine du navire décéda des suites des radiations six mois plus tard, même pas deux mois avant la sortie de Godzilla. Davantage perçu comme le reflet de la colère ambiante que comme son exploitation (il fut d’ailleurs conçu avant que les américains ne s’y mettent à leur tour), le film d’Inoshiro Honda tombait donc à point nommé, et son succès fut supérieur à celui des Sept Samouraïs de Kurosawa, devenant même le plus gros succès de l’histoire du cinéma japonais. Ce fut un soulagement pour la Toho, qui avec ces deux grosses productions s’était mise financièrement en danger. C’est que la gestation et la naissance du gros lézard ne fut pas de tout repos : une fois l’idée lancée suite au succès de la ressortie de King Kong en 1952, il fallut d’abord convenir de la forme que prendrait la grosse bestiole. Un temps envisagée par Eiji Tsuburaya (concepteur des effets spéciaux) comme une pieuvre géante, un temps partie pour être un mélange entre un gorille et une baleine (le nom Godzilla mélange d’ailleurs ces deux mots en nippons), ce fut finalement la version saurienne qui l’emporta à la suite du succès du Monstre des temps perdus. Niveau effets spéciaux, l’utilisation de l’image par image à la Harryhausen fut jugée trop onéreuse et aléatoire, aucun technicien japonais ne maîtrisant la technique. L’acteur Haruo Nakajima dut donc se trimballer dans un étouffant costume bardé de câbles pesant dans sa première version plus de 90 kilos, et quelque peu allégé par la suite. Au final, le tournage de Godzilla nécessita tellement d’attention qu’il y eut pénurie de techniciens pour d’autres films ! Mais le jeu en valait bien la chandelle.

Plusieurs bateaux de pêche font naufrage au large des côtes japonaises. Les survivants parlent d’une explosion sous-marine, et les anciens du pays parlent déjà de “Godzilla”, créature légendaire vivant dans l’océan. Le monstre s’enhardit bientôt jusque sur le rivage, détruisant tout un village au passage et laissant ses empreintes de pas radioactives. Premier drame d’une longue série, que les autorités tentent vainement de combattre. La jeune Emiko (Momoko Kôchi), fille d’un brillant scientifique, petite amie d’un autre, reclus celui-là, et amoureuse d’un lieutenant de marine, va tenter d’unir toutes les bonnes volontés pour venir à bout du monstre géant.

Très loin des comédies d’action quelque peu enfantines qui caractérisèrent la saga par la suite, ce premier Godzilla (en noir et blanc) est un film s’adressant à tous les publics, jeunes comme vieux, japonais comme étrangers, amateurs de grands spectacles ou de films sociaux. La surface du film, c’est à dire le divertissement, remplit très largement ses devoirs de destructions massives et d’opérations militaires foireuses en allant crescendo dans le spectacle jusqu’à une anthologique destruction de Tokyo devenu une vrai mer de flammes et de ruines au contact du souffle pyrogène ou des jambes musculeuses du monstre de 50 mètres à la crête éléctrique. Les effets spéciaux tout en maquettes certes rudimentaires s’en sortent plus qu’honorablement grâce notamment au noir et blanc, qui dissimule la vraie nature de bien des choses. Si bien que certaines scènes deviendront indissociables de la saga Godzilla : la ville de Tokyo piétinée, un train écrasé, des pylônes électriques arrachés… Les cris de Godzilla, conçus par les réverbérations du frottement d’un gant de cuir sur les cordes d’une contrebasse, n’ont pas beaucoup évolué depuis lors, pas plus que le thème musical de Akira Ifukube ou que le bruit de pas du monstre géant. Inoshiro Honda a réalisé là un film nettement plus remuant que bien des films américains (dont le budget était il est vrai très faible), se transformant petit à petit en film catastrophe et laissant totalement de côté la sous-intrigue amoureuse autour de Emiko.

Ce traitement n’est pourtant pas là que pour les belles pattes d’un Godzilla pimpant : alors méchant, le monstre, fruit de l’évolution d’une créature aquatique du jurassique, est à lui seul une bombe H ambulante. Libéré de ses grottes sous-marines par des essais nucléaires qui l’irradièrent à son tour, Godzilla est la conséquence d’hasardeuses expérimentations qui échappèrent totalement à leurs initiateurs. Il est une nouvelle génération de bombe, cette fois organique, qui peut s’en prendre à n’importe quelle ville, du plus petit hameau à la grande capitale. Honda y va fort dans la critique, évoquant textuellement les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki et s’attardant sur toute la détresse humaine provoquée par le monstre sur son passage (“on va rejoindre papa” dit une mère à ses deux enfants avant de périr, soit écrasés soit brûlés dans les flammes atomiques). Ces plans sur les hôpitaux de réfugiés ou sur la ville en ruine évoquent furieusement les films documentaires produits sur les deux villes martyres. Deux scènes viennent également refléter l’actualité nippone pendant le tournage du film : celle où la population se voit interdire de boire l’eau d’un village (référence aux retombées des essais soviétiques sur les champs) et l’introduction avec les bateaux de pêcheurs (évocation du Lucky Dragon). Le peuple japonais est vu comme un peuple de victimes, à qui l’on tente d’abord de cacher la vérité, à qui il ne reste que la fuite ou les croyances (une cérémonie rituelle pour se débarrasser du mauvais sort). C’est à dire rien du tout. Il n’y a plus aucune fierté dans ce peuple devenu dommage collatéral de la Guerre froide et de ses expérimentations. La science est vue à chaque fois comme une menace, que ce soit à cause du pourtant gentil professeur Yamane et de sa volonté de préserver Godzilla à des fins d’études, ou du secret professeur Serizawa et de son arme encore plus destructrice que la bombe H. Mais Serizawa a cette fois conscience des risques de son activité, que ne manquerait pas de reprendre les blocs de la guerre froide. Deux choix s’offrent à lui : ou garder ses recherches secrètes, ce qui voudrait dire laisser Godzilla détruire le pays, ou les utiliser pour le détruire, ce qui mettrait son arme en ligne de mire des Etats-Unis puis de l’URSS. Si l’on ajoute l’infidélité de Emiko, Serizawa est un vrai personnage de tragédie, dont le destin est dans tous les cas voué à la destruction. La science en est arrivé au stade où elle n’est plus au service de l’humain.

Il n’y a pas à épiloguer sur le film de Inoshiro Honda. Contrairement à bien des films de grands monstres américains, qui l’utilisait davantage comme des prétextes que comme un vrai sujet de réflexion, il traite de l’atome avec une vision concrète et humaine, basée sur une expérience qui ne relève pas du fantasme mais de la réalité. Ce n’est pas étonnant que le film fut défiguré par les États-Unis, qui le modifièrent pour en atténuer les références à Hiroshima, Nagasaki et aux essais nucléaires, retournant même des scènes avec Raymond Burr pour l’américaniser. Il fallut presque 50 ans pour revoir le chef d’œuvre d’Honda dans sa version d’origine, qui n’a rien perdu de sa force initiale.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.