Tout seul – Chabouté
Tout seul. 2008Origine : France
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En une poignée d’albums seulement, Christophe Chabouté a réussi à se faire un nom dans le monde de la bande dessinée. Après ses premières planches publiées dans un album collectif dédié à Arthur Rimbaud (Les Récits, 1993), Chabouté doit patienter jusqu’en 1998 pour se faire réellement remarquer avec les sorties coup sur coup de Sorcières et Quelques jours d’été – ce dernier fleurant bon l’autobiographie – deux courts récits (moins de 50 pages) qui ont tous deux été primés. Privilégiant le noir et blanc et les longs récits, Christophe Chabouté continue son petit bonhomme de chemin tout en affinant son style jusqu’à son dernier né, Tout seul, qu’on peut voir comme une synthèse et un aboutissement de toutes ses caractéristiques.
Dans un phare automatisé sis en pleine mer vit seul un homme qui n’a jamais eu le moindre contact avec le continent. Son père était gardien de phare et c’est là, sur ce bout de rocher que sa mère l’a mis au monde et n’a jamais souhaité qu’il en sorte du fait de sa difformité. Ses parents morts, il continue d’arpenter les lieux, sa seule maison, son seul horizon, nourri de manière hebdomadaire par un pêcheur du village voisin qui remplit là le contrat passé avec le père de cet ermite par défaut. Il a pour seule compagnie un poisson rouge, et comme seule distraction, le pouvoir de son imagination.
Avec la reconnaissance, Chabouté a obtenu la liberté nécessaire à la création de bandes dessinées plus conformes à ses désirs, faites de récits plus longs et qui laissent respirer les dessins en ne les étouffants pas d’abondants dialogues. De par son sujet – un homme seul perdu en pleine mer – Tout seul lui offre le loisir de réaliser une bande dessinée au verbe rare tout en lui permettant de prendre son temps pour narrer son histoire. Ainsi, il nous faut attendre 74 pages avant de pénétrer à l’intérieur du phare, et prés de 30 de plus pour enfin découvrir son habitant. Et encore, ne nous apparaît-il qu’en ombre chinoise ! Loin de pénaliser le récit en terme de narration, cette attente contribue à accentuer l’extrême solitude de cet homme dont on ne connaîtra jamais le nom, oublié de tous à l’exception de ce marin pêcheur chargé de le ravitailler chaque semaine et, depuis peu, de son matelot. C’est d’ailleurs de ces deux hommes que viennent les précisions d’usage quant à la situation de “Tout seul”, comme il a été surnommé. Et à l’exception d’un couple de navigateurs du dimanche -personnages qui, pour ma part, constituent la seule fausse note de l’ouvrage par ce côté caricatural qu’ils apportent soudainement à un récit par ailleurs fort bien maîtrisé et d’une grande sensibilité-, nous sommes en présence des seuls personnages d’un récit qui ne s’éloignera jamais du phare afin de nous placer dans des conditions analogues à celles du personnage principal.
Construit avec minutie, Tout seul nous réserve son lot de surprises par la grâce d’un découpage aussi précis que celui d’un story-board. D’ailleurs, toute l’histoire se décline de manière très cinématographique à l’image des premières cases qui suivent une mouette apparaissant d’abord au loin, puis qui s’approche du phare, se pose à sa base pour ensuite s’envoler et tournoyer tout autour de l’édifice jusqu’à son sommet. Lors de cette succession de cases dépourvues de texte, on croirait assister à un plan-séquence tant l’enchaînement brille par sa fluidité. Et tout est à l’avenant, Chabouté témoignant d’une science du découpage réellement stupéfiante. Mais là où il épate le plus, c’est dans cette capacité de happer son lecteur en l’espace de quelques cases et surtout au cours d’un quasi huis clos autant physique (le phare) que mental (l’imagination de “Tout seul”). Homme à l’esprit simple mais pas idiot, “Tout seul” se réfugie toute la journée dans son imaginaire, stimulé par la lecture aléatoire d’un vieux dictionnaire. Porté par cette idée toute simple mais très belle (le fameux pouvoir des mots), le récit s’ouvre à des élans poétiques dictés par la compréhension au premier degré de “Tout seul” comme le hautbois, cet instrument de musique à trous et à clefs qui est immortalisé tel quel. Souvent source de joie, les mots se font parfois cruels lorsque certains renvoient “Tout seul” à sa situation. C’est le cas du mot « labyrinthe », qui prend la forme d’un dédale dont le terme se trouve être le rocher sur lequel se dresse le phare, ou encore celui du mot « monstre » qui rappelle au vieil homme la raison de son enfermement. Et tout le récit d’osciller en permanence entre petits bonheurs et tristesse, réussissant aussi bien à nous faire sourire qu’à nous émouvoir sans jamais employer un ton tragique.
Récit d’une solitude, Tout seul se double d’une ouverture sur le monde, d’abord par les mots et le pouvoir de l’imaginaire puis par celui des photos que le matelot a fait passer au vieil homme. Sortant tout juste de prison, ce matelot est particulièrement sensible à l’histoire de cet homme dont l’enfermement à vie lui rappelle le sien. Et par le pouvoir d’une phrase unique, griffonnée sur un bout de papier, il va, sans le savoir, changer considérablement la vie du vieil homme. Pour la première fois depuis longtemps, “Tout seul” intéresse quelqu’un et, surtout, quelqu’un se préoccupe de lui. Chabouté clôt son ouvrage sur une fin en points de suspension teintée d’un optimisme paisible qui n’interdit nullement tout pessimisme. L’homme est ainsi fait que si le choix de “Tout seul” paraît courageux, il pourrait rapidement se révéler d’une grande naïveté voire stupide. Et là, le vieil homme se retrouvera vraiment tout seul.