Gen d’Hiroshima, tome 1 – Keiji Nakazawa
Hadashi no Gen
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Gen d’Hiroshima raconte l’histoire de la famille de Gen, jeune enfant japonais vivant à Hiroshima. Sa famille, les Nakaoka, est pauvre et tente de survivre malgré les privations de la guerre qui sévit entre les Etats-Unis et le Japon. Ils manquent alors de nourriture, n’ont pas assez d’argent pour s’en procurer, et de toute façon, l’essentiel des récoltes est envoyé aux soldats qui luttent dans le Pacifique. Les soldats sont alors traités avec respect, le peuple croit en une victoire du Japon, il ne peut en être autrement, l’Empereur (considéré comme une divinité) leur a dit qu’ils vaincraient. Seul le père de Gen espère la paix. Il comprend ainsi que cette guerre ne mène nulle part, qu’elle affaiblit les plus faibles, que ce sont les plus pauvres qui en souffrent et non les élites qui font la pluie et le beau temps dans un Japon ruiné. Le père de Gen ne se prive pas de dire ce qu’il pense, mais son pacifisme énerve les autorités locales ainsi que les gens de son quartier. Son aveu d’un désir de paix lui cause des soucis, à tel point que la police vient l’arrêter et le jette en prison après l’avoir battu et torturé. Pendant ce temps, sa femme enceinte et ses enfants cherchent de quoi se nourrir. Tout sera bon pour remplir leurs ventres. Les plus jeunes, Gen et Shinji iront danser dans les rues pour mendier, ils mangeront aussi des sauterelles. Le riz se fait rare et tous doivent faire des efforts pour permettre à la mère de rester en bonne santé malgré sa grossesse.
Gen est un petit gars d’environ une dizaine d’années. D’une certaine façon, il est l’auteur de ce manga, Keiji Nakazawa, survivant d’Hiroshima qui vit sa famille mourir devant ses yeux. Ainsi, le mangaka nous brosse là le portrait d’un Japon vivant la guerre avec une difficulté des plus atroces. Pas de compassion avec l’histoire, Nakazawa montre les choses telles qu’elles l’ont été. Pas de patriotisme, une vraie critique du pouvoir de l’époque comme on pourrait critiquer en France le gouvernement de Vichy. Mais l’intérêt de ce manga, c’est surtout que l’occidental que je suis ne sait finalement pas grand-chose de la vie quotidienne du peuple japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes vers la fin de la guerre, en 1945, la bombe n’est pas encore tombée et l’auteur prend son temps au cours des plus de 200 pages de son œuvre avant de faire apparaître l’explosion qui coûtera la vie à des dizaines de milliers de personnes.
On pourrait alors penser que ce premier tome est dénué de violence, car loin du front. Mais bien au contraire, la violence est quotidienne. Les enfants sont mal traités par les autres gens, la solidarité fait défaut, le partage n’existe plus et il faut un solide mental à la famille de Gen pour rester soudée. Pourtant, un des fils de la famille va vouloir entrer dans l’armée, pour laver l’honneur de sa famille qui a choisi le camp du pacifisme. L’auteur profite alors de ce personnage pour parler des kamikazes, ces aviateurs volontaires chargés de s’écraser sur les bateaux américains. Si être kamikaze est l’affaire de volontaires, l’auteur montre bien combien les militaires usent de procédés psychologiques monstrueux pour convaincre chaque soldats de se suicider au nom d’un patriotisme ridicule. Ainsi, vouloir vivre est considéré comme la pire des humiliations. Avoir un enfant mort à la guerre est le plus grand honneur pour une famille. La propagande est efficace et l’auteur montre bien combien tout cela a été ridicule.
Au-delà du simple peuple japonais, Nakazawa insiste aussi sur le sort de ceux qui ont été colonisés par le Japon, en particulier la Chine et la Corée. Ainsi, avec la figure du monsieur Pak, un Coréen emmené de force à Hiroshima pour travailler dans les usines, le mangaka en profite pour montrer l’absurdité de cette idée de supériorité du peuple japonais. Insulté, humilié, Monsieur Pak n’attend que la fin de la guerre pour retrouver sa famille. Ainsi, la figure du père de Gen reste inébranlable. Il frappe ses enfants lorsqu’il les entend insulter monsieur Pak. Il s’en excuse, ne supportant pas l’idée qu’on puisse penser qu’un peuple vaut mieux qu’un autre. La figure de ce père est intéressante et sans doute sublimée par l’auteur qui a grandi aux côtés de sa mère, lui qui a perdu son frère cadet, sa sœur et son père lors du bombardement. D’ailleurs, l’auteur n’hésitera pas à mettre en image la scène de la mort de ces trois membres de sa famille. Une scène d’une rare violence, accentuée par un style très net, un noir et blanc épuré, et une absence d’apitoiement qui met le lecteur mal à l’aise. La violence est réelle, vécue, et d’une réalité à vous glacer le sang. D’ailleurs, ce tome 1 se termine sur cette image de ce frère, ce père et cette sœur, coincés sous les poutres de leur maison, et sentant l’incendie arriver pour les brûler vifs. La scène est difficile à encaisser, d’autant plus qu’elle est vraie. Ainsi, la force de ce manga, et qui sera confirmée avec les tomes suivants, c’est que tout ce que nous lisons est du vécu.
Alors certes, Nakazawa prend quelques libertés avec l’Histoire en liant Einstein au projet Manhattan (un astérisque explique qu’Einstein n’a pas fait parti de ce projet), mais ce n’est pas bien grave. D’ailleurs, on se demande pourquoi un tel désir ? Celui de rappeler peut-être qu’Einstein, considéré comme un grand génie, est à l’origine sans doute d’un des plus grands drames de l’histoire de l’humanité. Mais Nakazawa ne veut pas faire dans le polémique, il veut rendre compte de ce qu’il a vécu, de ce qu’il a vu.
Ainsi, la bombe tombe et le quotidien si difficile des habitants d’Hiroshima va se transformer en un cauchemar inimaginable qu’il mettra en scène dans le tome 2.
Gen d’Hiroshima tome 1 est donc un manga des plus exceptionnels, un vrai roman graphique sans concession, à l’instar de Maus. D’ailleurs, Spiegelman écrit une introduction à ce tome 1 où il explique combien il fut marqué par certaines images, comme celles du cheval en furie, le pelage fondu qui pend ou de ces zombies, la peau pendante, brûlés à vifs. Un témoignage indispensable à prendre au premier degré.