The Offence – Sidney Lumet
The Offence. 1973.Origine : Royaume-Uni
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Après avoir définitivement tourné le dos (ou presque) à l’agent 007 en l’interprétant une sixième fois dans Les Diamants sont éternels, Sean Connery poursuit sa riche collaboration avec Sidney Lumet. Toujours sous l’égide de la United Artists -également productrice des James Bond– les deux hommes se retrouvent donc pour The Offence, adaptation de la pièce de John Hopkins This story of yours. Film radical qui aborde la question de la folie, The Offence offre en outre à Sean Connery un rôle aux antipodes de ses précédentes compositions, à la fois moins glamour et moins héroïque. Ne lui trouvant pas un fort potentiel commercial, la United Artists s’est peu à peu désengagée du film au point d’en saborder la sortie, à la grande colère du réalisateur et de sa vedette. Résultat, The Offence est resté plus de trente ans inédit en salles, ne bénéficiant d’une sortie en France qu’à la faveur du retour en grâce de Sidney Lumet avec son dernier film 7h58 ce samedi-là en 2007. Une sortie en catimini qui, au regard de la grande qualité du film, a de quoi rendre fou.
En plus de 20 ans de service au sein de la police britannique, l’Inspecteur Johnson (Sean Connery) a vu bien des horreurs. Et cela continue de plus belle avec cette série de viols sur mineures qui terrorise la région. Le moral en berne à force de n’avoir aucune piste, il pète littéralement les plombs en tabassant un suspect dont la culpabilité dans cette affaire est loin d’être établie. Face à cet homme -Baxter (Ian Bannen)- Johnson a laissé éclater sa frustration et perdu ce qui lui restait de raison.
Sidney Lumet ne s’embarrasse pas de scènes d’exposition. Dès le départ, il nous plonge au cœur des tourments de l’Inspecteur Johnson, en nous montrant la suite immédiate à son explosion de violence. Filmée au ralenti et troublée par un point central lumineux, l’entame de The Offence s’apparente à un cauchemar, le cauchemar bien réel d’un homme rattrapé par ses névroses. En procédant ainsi, Sidney Lumet confère à cette scène tout son importance, point névralgique de la vie de l’Inspecteur Johnson à l’issue duquel plus rien ne sera comme avant. Le revers de la médaille, c’est que cela évente tout effet de surprise quant au basculement effectif du personnage principal dans la folie. Mais Sidney Lumet n’en a cure. Son intention n’est pas de réaliser un suspense policier classique, ni même de surprendre le spectateur par un dénouement inattendu. Avec ce film, il ambitionne de nous donner à ressentir tout le poids que des années à côtoyer la mort peuvent peser dans l’esprit d’un policier.
La scène d’ouverture -qui nous montre l’Inspecteur Johnson, poings serrés et l’air interdit, trônant au centre d’une salle d’interrogatoires, des policiers mal en point gisant tout autour de lui- revient à trois reprises au cours du film. En cela, cette répétition donne au film sa dynamique concentrique et, en outre, contribue à l’enfermement de Johnson. Sidney Lumet adopte en ce sens une tonalité volontiers oppressante qui rend palpable la fêlure dont il souffre. Il en va ainsi des quelques scènes en extérieur dominées par un ciel bas et menaçant, matérialisation des sombres pensées de l’Inspecteur. Quant aux scènes d’intérieur, elles se déroulent dans des lieux purement fonctionnels (les bureaux du commissariat, la salle d’interrogatoire, l’appartement des Johnson), dont la froideur et le dépouillement rivalisent avec les paysages de désolation qu’arpentent les personnages. En fait, tout concourt à nous dépeindre le quotidien de l’Inspecteur Johnson dans ce qu’il a de plus sordide. Et il en a ras le feutre mou de son quotidien ! Marre de ses planques aux résultats nuls et de ses témoins qui se font connaître beaucoup trop tard pour que le pire puisse être évité ! L’impatience dont il fait preuve dans cette affaire trahit un manque flagrant de sérénité qui va de pair avec les images morbides qui l’accompagnent sans cesse. Il ne dispose plus du recul nécessaire au bon accomplissement de son travail, s’impliquant beaucoup trop sur le plan émotionnel. Et bien que nous sachions à quoi ce manque de recul va le conduire, Sidney Lumet parvient malgré tout à ce que nous nous interrogions sur son comportement.
Avec une économie de moyens salutaire, Sidney Lumet réussit à distiller un fort sentiment de malaise. Celui-ci ne nous quitte plus à partir de la découverte de la dernière victime du violeur et ce, jusqu’au terme du film. A ce moment là, l’Inspecteur Johnson incarne encore avec force l’autorité qu’il représente. Certes, il s’est montré fébrile et irritable, mais tout cela pouvait être mis sur le coup de la fatigue. Or, lorsqu’il retrouve -seul- l’enfant disparue, sa vision se retrouve brouillée par des images de cadavres. Bien que vivante, il associe l’enfant aux nombreuses personnes décédées qui ont jalonné sa carrière. Et ses efforts pour rassurer la jeune fille en la prenant dans ses bras et en lui caressant le visage se teintent soudain d’une surprenante et inconfortable ambiguïté. En le voyant agir ainsi, on a la sensation de revivre les préliminaires du viol que l’enfant vient de subir. Comme si, non content d’amalgamer les victimes entre elles, l’Inspecteur Johnson se substituait aussi au tueur. Dés lors, cet homme hagard du début devient pour nous des plus suspects. Pas tant dans le cadre de l’affaire que pour la dangerosité qu’il pourrait représenter. En lui cohabitent une extrême fragilité et une violence qui explosent toutes deux tour à tour lors de l’interrogatoire de Baxter, puis durant l’entrevue qui suit avec son supérieur. Il ne peut alors qu’opposer sa force brute à la puissance de leurs mots. A ce stade-là, il est désormais incapable du moindre discernement. Par son jeu fiévreux, Sean Connery rend immédiatement palpable la criante détresse de son personnage, un homme totalement submergé par la folie destructrice du monde. Le rôle de l’Inspecteur Johnson lui donne l’occasion d’interpréter un personnage complexe, car profondément, humain dont on ne sait jamais s’il faut le plaindre ou le détester.
Une nouvelle fois, Sidney Lumet réalise un film d’hommes, réduisant les femmes à un rôle de témoin impuissant. Malgré toute sa bonne volonté, Mrs Johnson ne peut rien faire pour aider son mari, l’écouter psalmodier les atrocités dont il a été le témoin étant le plus sûr moyen de devenir folle elle-même. Avec The Offence, le réalisateur nous montre qu’il n’est pas la peine de presser soi-même sur la détente pour être hanté par les morts. Quant à la notion de bon flic ou mauvais flic, elle n’a pas lieu d’être tant la frontière est ténue. Aussi ténue que celle entre raison et folie. Et Sidney Lumet de nous gratifier une fois de plus d’un grand film, perturbant au point de nous laisser aussi démunis que l’Inspecteur Johnson une fois les lumières rallumées. Décidément, le cinéma de Sidney Lumet est d’une richesse inépuisable.