Playhouse 90 1-01 : Forbidden Area – John Frankenheimer
En ces années de prospérité d’après-guerre, la télévision fait son petit bonhomme de chemin aux Etats-Unis et ailleurs, s’imposant dans les foyers au grand dam des compagnies hollywoodiennes. Un pas de plus est franchi lorsque le gouvernement autorise les chaînes à augmenter leur temps de diffusion. Et pour inciter les spectateurs à se faire téléspectateurs, le petit écran dispose de ses propres recettes, au nombre desquelles figurent les “live dramas”. Autrement dit, des fictions tournées en direct, qui prirent leur essor dès la fin des années 40 et qui tombèrent progressivement en désuétude une dizaine d’années plus tard lorsque l’apparition des bandes d’enregistrement vint amener un peu plus de confort aux producteurs et réalisateurs de ces “live dramas” exigeants, tant en termes techniques qu’artistique. Mais l’époque de leur domination est aujourd’hui considérée comme un âge d’or de la télévision américaine, avec quelques prestigieuses anthologies au compteur -encore que rares sont celles dont la renommée a franchi l’Atlantique. Playhouse 90 fait partie du lot, même si elle a assez rapidement abandonné le statut de “live drama”. Ses débuts en 1956 se firent en tout cas sous cette bannière. Mais les contraintes exigées en vinrent petit à petit à bout, de plus en plus d’épisodes finissant simplement par être filmés. Il faut dire que CBS avait placé la barre assez haut, avec des épisodes de 90 minutes au lieu des 60 habituellement de mise (publicités incluses) pour lesquels bon nombre de noms glorieux ou qui allaient bientôt l’être (Sidney Lumet, George Roy Hill, Arthur Penn, Robert Mulligan…) vinrent orchestrer des histoires parfois assez ambitieuses. Pour le tout premier épisode, une adaptation d’un roman de Pat Frank, c’est John Frankenheimer qui vint s’y coller (il réalisera finalement 27 épisodes sur les 134 que comptent les 4 saisons de la série), avec une présentation par Jack Palance, un scénario par Rod Serling, une tête d’affiche occupée par Charlton Heston et avec Vincent Price dans un second rôle. De quoi démarrer en fanfare…
Quelque part dans la maléfique U.R.S.S., un infâme communiste se prépare à infiltrer l’armée américaine. Son objectif : s’arranger pour mettre hors d’état de nuire les bombardiers dernier cri afin d’éviter de trop fortes représailles lorsque le Kremlin se décidera à lancer l’attaque nucléaire décisive. Pour s’y prendre, il se fait appeler Stanley Smith et obtient la tâche de ravitailler les équipages en café. Mais ses thermos contiennent des bombes, et c’est en pagaille que les B99 explosent en vol sans que personne n’y comprenne quoi que ce soit. Employé par le Pentagone pour prévoir les manœuvres soviétiques, un groupe d’experts de tous horizons dirigés par Clark Simmons (Vincent Price) essaie de résoudre ce problématique dossier… Un problème structurel des avions est envisagé, mais le colonel Price (Charlton Heston) a une toute autre opinion à ce sujet, et on dirait bien que lui seul sait jusqu’où peut aller la perfidie marxiste-léniniste.
Oubliez les noms ronflants à l’œuvre sur cette Forbidden Area : aucun d’entre eux n’est en mesure de sortir cet épisode de son conformisme extrêmement typé. Si ce n’est peut-être sur le plan purement technique, puisque tout en étant limité par les contraintes inhérentes au “live dramas” (obligation de jongler entre différents plateaux en très peu de temps, manque de mobilité de ses caméras), Frankenheimer réussit malgré tout à donner un certain cachet à ses plans, grâce avant tout à une bonne gestion de la profondeur de champ, le premier plan et l’arrière plan étant souvent utilisés intelligemment pour faire ressortir tel ou tel aspect dramatique. Le procédé se montre répétitif, mais il y a derrière son emploi suffisamment d’intelligence pour donner un peu de relief à une histoire qui, si elle n’est pas inintéressante (comme tout ce qui peut concerner le début d’une éventuelle Troisième Guerre mondiale), est criblée de clichés, de patriotisme et de moralisme dignes du mccarthysme pourtant révolu en 1956. Difficile de croire que ce scénario, quand bien même adapté d’un roman, soit l’œuvre de l’imaginatif Rod Serling, qui finira par créer La Quatrième dimension en jugeant que la science-fiction serait plus à même de véhiculer des idées contestataires. C’est pourtant bien le cas… Bref, nous nous retrouvons au milieu d’une ubuesque histoire de saboteur communiste tout droit venu d’Union Soviétique où ses supérieurs se sont assurés qu’il maîtrisait à fond la culture américaine (dans un bar reproduit fidèlement sur le modèle américain, il se fait cuisiner au sujet des vieilles gloires du baseball…) pour une infiltration plus réussie. Le message sous-jacent est clair : méfiez vous de votre voisin, car sous ses airs d’américain pur sucre se cache peut-être un émissaire moscovite préparant la destruction du monde libre (qu’on apprendra être prévue pour Noël, d’ailleurs, pendant que les bons citoyens américains fêteront innocemment le petit Jésus). Il ne paye pas de mine, c’est un jeune bien coiffé, nageur invétéré, tatillon sur les questions d’intérêt national. Mais dans votre dos, il jette un regard noir à la moindre blague anticommuniste. Et en plus, quand il a une dent viciée, il se l’arrache lui-même à la pince, en barbare bolchévik qu’il est… Le trait est un peu gros, d’autant que cette histoire de thermos piégés n’est pas des plus habiles. Le danger peut venir du moindre détail, certes, on finit par bien le comprendre, mais voir le saboteur collectiviste faire semblant de prendre son boulot de cafetier militaire tellement à cœur qu’il en insiste pour placer ses thermos même quand un équipage ne lui a pas demandé a quelque chose de foncièrement saugrenu… C’est en fait la résultante d’un scénario qui ne se place jamais sous l’angle du thriller politique (révéler l’identité du saboteur dès le départ en atteste bien) et reste du début à la fin attaché à sa mission propagandiste, qu’il aborde avec les plus grossières caractérisations qui soient. Pas de place pour la polémique ici, ni même le début d’engagement d’un débat : les vilains sont là, prêts à tout, et il faut faire attention !
Mais les autorités compétentes en sont-elles capables ? Tout au long de la guerre froide, les politiciens des États-Unis -essentiellement républicains- ont usé et abusé d’une expression qu’ils se balançaient en guise d’insulte : “Soft on communism“. “Mou contre le communisme”. Et c’est à peu près ce que brocarde Forbidden Area. Non que cette “mollesse” s’exprime directement dans des têtes à têtes avec les soviétiques (il n’y en a pas), mais plutôt par le biais d’un état d’esprit angélique ou par trop insouciant… L’équivalent du fameux “laxisme” éructé par la droite bien trempée de notre époque (qui ceci dit ne vise plus guère les communistes). Cela s’exprime par le refus d’imaginer le pire et de croire l’ennemi capable d’un sabotage aussi éhonté. Ce rôle d’aveugle est incarné par Vincent Price, indolent chef d’une commission qui discute du sexe des anges pendant que l’ennemi aborde la phase finale de sa manœuvre. Pour le coup bien loin des personnages qu’il incarnera chez Roger Corman, Price n’est cela dit pas le seul à manquer de vigilance… Un seul des membres de cette commission dispose de cette salutaire clairvoyance que les autres prennent pour de la paranoïa. Et comme il s’agit du dernier arrivé, il éprouve d’autant plus de peine à imposer ses vues. Mais n’empêche qu’il finira bien par triompher, en sachant convaincre ou en prenant le risque de passer outre sa hiérarchie, voire de s’y confronter frontalement. Préserver la civilisation de la guerre et du joug communiste exige des sacrifices que le colonel Jesse Price est prêt à faire, en noble héros qu’il est. Exacte antithèse du salopard rouge, ce militaire qui doit son cache-oeil à la guerre de Corée est par conséquent tout aussi stéréotypé que lui, mais dans le sens positif. Il est moralement irréprochable, courageux, intelligent, dévoué à son pays, persévérant, et en plus il présente bien. Largement de quoi séduire la secrétaire de son groupe de travail, ce qui n’amène strictement rien au scénario mais permet de prouver qu’en plus d’être génial dans son boulot, Jesse Price a aussi du cœur comme n’importe quel être humain -pourvu qu’il ne soit pas communiste, bien entendu. Charlton Heston incarne donc ce héros parfait, qui sait taper du poing aussi bien sur la table que sur l’ennemi… La passivité des autres, en plus de refléter les dangers de ces politiciens et militaires “soft on communism“, servent aussi à le mettre en valeur, et participe à la construction d’un personnage devenant “l’homme providentiel”, protecteur de la nation (et de sa secrétaire)… Le sénateur Joseph McCarthy en version plus hollywoodienne, et donc plus artificielle. Les dangers du mccarthysme pour la société américaine n’ont visiblement pas été très bien assimilés.
Il serait facile de se cacher derrière l’argument du temps pour défendre Forbidden Area. Ce serait un film de son époque, qui en refléterait le contexte et les craintes… Certes, mais ce n’est pas pour autant que 60 ans après il faille se montrer magnanime envers ce qui est une propagande boursouflée, qui autant que refléter le climat de l’époque démontre aussi la manipulation dont le petit écran, accoquiné avec le monde politique, savait déjà se faire le chantre. Ce qui ne veut pas dire que tous les épisodes de Playhouse 90 soient du même acabit. Ni que sur un sujet très voisin, Un crime dans la tête du même John Frankenheimer (1962), soit aussi bas de plafond.