Satori à Paris – Jack Kerouac
Satori in Paris. 1966Origine : Etats-Unis
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Big Sur a marqué la fin de la carrière “vivante” de Jack Kerouac. C’est à dire qu’au terme de ce roman, c’en est bel et bien fini de l’icône beatnik et de ses vagabondages spirituels. Dernière pierre de la Légende de Duluoz (du moins dans l’ordre chronologique de cette originale autobiographie) Satori à Paris est un roman très court, et dans lequel Kerouac est déjà sorti du tumulte de sa vie des les années 50. C’est pourtant un livre de voyages menés en solitaire, dans le fond assez semblable à cette collection de récits qu’est Le Voyageur solitaire. Mais la signification de cette virée en France est différente sinon contraire à celle de ses précédents récits. Elle est entièrement tournée vers le passé, et consiste en un retour aux sources de la famille Kerouac par son dernier représentant mâle, de son vrai nom Jean-Louis Lebris de Kérouack, descendant d’un noble breton émigré au Canada où sa famille tomba dans une situation matérielle quelconque. Kerouac est à la recherche des traces laissées par ses ancêtres en France. Le satori du titre est le terme japonais pour désigner une sorte d’ “illumination soudaine”, et sa nature n’est pas textuellement donnée. Elle est difficile à percevoir, tant les aventures vécues par Kerouac à Paris et en Bretagne sont peu parlantes, et tant ses recherches personnelles piétinent. Kerouac croise la route de figures marquantes mais toujours éphémères, qui n’ont en outre pas conscience de provoquer quelque chose chez leur interlocuteur, dont l’identité ne leur est pas toujours connue. Kerouac se fond ici dans l’anonymat pour sa quête personnelle. Paradoxalement, il se désigne pour l’une des rares fois sous son véritable nom, arguant à raison de son importance dans le roman, puisque c’est sur celui-ci que s’est fondée sa venue en France.
Relier Kerouac à Lebris de Kérouack, telle est l’obsession de l’auteur en vadrouille. Un acte fort pour un homme qui cherche justement à retrouver une virginité identitaire après avoir fui son statut de Roi des Beats. Retourner en France pour valider ses racines, c’est en quelque sorte revenir à un point de départ, à l’innocence avant la chute entérinée à Big Sur (pour évoquer un thème religieux cher à Kerouac à la fin de sa carrière). Cela passe par une validation, une confirmation officielle, c’est à dire retrouver la trace de son ancêtre afin de ne plus être ce Kerouac marginal et (re)devenir Lebris de Kérouack. Mais on ne se refait pas, et plutôt que d’écumer les bibliothèques et les archives, qui ne retrouvent aucune trace (elles auraient disparues à la Révolution, tout un symbole de la vie menée par l’auteur et qu’il cherche à fuir) et où il n’est de toute évidence pas le bienvenu, Kerouac se sent davantage attiré par la vie française, par sa soif de culture, de rencontres et de… cognac. Si il recherche à entamer un nouveau cycle dans sa vie, il est loin d’en avoir fini avec ses problèmes de boisson, et son séjour en France est marqué par les beuveries et les coups de folie qui contribuent à l’éloigner des français. Mais à ce stade de sa vie, il n’en a plus rien à faire et accepte aussi bien les manifestations de sympathie que les regards en coin ou les remontrances. “Mes manières, abominables parfois, peuvent être exquises. En vieillissant, je suis devenu un ivrogne. Pourquoi ? Parce que j’aime l’extase de l’âme. Je suis un Misérable. Mais j’aime l’amour“. Son détachement face à son environnement, assez inédit dans son œuvre, contribue à faire de Satori à Paris un roman qui si il est dans le fond assez triste -car résigné- est écrit avec un grand sens de l’humour et de l’autodérision reflétant le comportement erratique de l’auteur en France, déambulant en pleine nuit dans la brume bretonne, s’incrustant avec un groupe de marins pour chanter ou choquant un humble hôtelier en réclamant de la bière au petit déjeuner. Les efforts souvent infructueux de Kerouac pour se mêler à la population vont de paire avec son langage et son accent canadien, ou plus exactement joual, prenant un aspect symbolique qui l’éloigne de ses racines françaises. Sa joute verbale avec un chef de gare sur la prononciation de “Saint-Brieuc” est mémorable à lire, mais elle est symptomatique de l’abnégation aveugle avec laquelle l’auteur cherche par tous les moyens à se rattacher à ses ancêtres, voire à les rattacher à lui puisque dans ce cas précis il s’agit de démontrer que “Saint-Brieuc” se prononce “Saint Brieuck”. Il part en effet vers des considérations purement linguistes, revendiquant la sonorité “K” comme une marque identitaire bretonne, et n’en démord plus, ce qui nous vaudra aussi quelques réflexions pour le moins saugrenues, avec associations de mots. Dans son esprit, la Bretagne ne peut avoir été intégralement francisée, elle est toujours cette contrée qui résista à la pression anti-catholique révolutionnaire, ce qui fait écho à son propre désir de nier son américanisation. Il va sans dire qu’il va au devant de sévères désillusions, en particulier à Brest, ville reconstruite après guerre et dans laquelle les gens n’ont pas beaucoup d’égards pour cet auteur canadien ivrogne. Le Kerouac de Satori à Paris est plein de certitudes qu’il essaie de faire coller par la force à la réalité, et il faut bien admettre qu’il est moins attachant que celui qui fut naguère un homme ouvert à tout. Mais ce que son roman perd en “béatitude” il le gagne donc en humour, et de fait le livre apparaît bien moins noir que le paranoïaque Big Sur. Comme si Kerouac préférait encore se trouver à l’état de loque au milieu de ces gens pour lesquels il importe peu qu’au milieu de ses amis beatniks, ou plus généralement du monde littéraire. Le roman se déroule en effet en dehors de toute mention des amis habituels de Kerouac, comme si ils n’existaient plus, et les visites que l’auteur rend à son éditeur parisien se soldent par des échecs risibles, où l’auteur fustige ces jeunes écrivains pédants qu’il imagine écrire des manuscrits intitulés “Silence au lip”, “tout sur la manière dont Renard entre dans le hall en allumant une cigarette, et refuse de voir le triste et informe sourire de l’héroïne, une lesbienne sans histoire, dont le père vient de mourir en essayant de violer l’élan, à la bataille de Cuckamonga“. Dans Satori à Paris, au-delà du nouveau départ qu’il souhaite pour lui-même, Kerouac réaffirme sa vision de la littérature, qui doit selon lui se baser sur le vécu, et non sur des histoires fabriquées, qui sont ne sont pour lui qu’une forme de lâcheté de la part de gens qui ont peur de se regarder dans la glace. Un avis tranché avec lequel on ne peut guère être d’accord, mais sans lequel l’œuvre de Kerouac n’aurait pas été ce qu’elle a été.
C’est sur un sentiment étrange que nous laisse le présent roman. Le “satori” peu spectaculaire ne peut qu’être d’une seule nature : celle de l’humilité. A défaut d’avoir pu retrouver ses racines, si ce n’est en forçant la main à un homonyme breton bien disposé à parler de ce nom avec l’auteur (sans pour autant retrouver la trace de l’ancêtre des Lebris de Kérouack), Kerouac semble avoir appris de la façon dont les gens vivent normalement, au quotidien, loin de la vie de beatnick, mais aussi loin de tout embourgeoisement. Cependant, et surtout en l’absence de livre postérieur à celui-ci, on ne peut réellement savoir quel effet le satori a eu sur la vie de Kerouac. Si du moins il en a eu un, puisque Kerouac affiche un tel repli sur lui-même qu’il ne fut peut-être qu’une auto-persuasion, une posture destinée à s’échapper de sa nature “beat”, et qui le poussa à prendre publiquement ses distances avec le mouvement dont il fut l’un des fondateur. Le nouveau départ pris en France serait alors une vaste illusion, la proclamation sans lendemain d’une vie enfin assagie.